Votre désir d’amour

Nouvelle parue dans la revue L’Infini (printemps 2000).

« Tracez une ligne.

Deux lignes.

Maintenant une troisième.

Bien. Que voyez-vous ?

Un chapeau ? Non, ce n’est pas cela. Recommencez. 

Tracez une ligne.

Oui, au hasard, comme cela.

Maintenant une autre. Où vous voulez.

Non, elles n’ont pas besoin de se toucher, ni de se croiser.

C’est fait ? Tracez la troisième.

Que voyez-vous ? Quelque chose comme un chemin ?
Ce n’est pas si mal…

Approfondissez la perspective.

Comment fait-on ? Ah, je n’en sais rien. A vous de vous débrouiller.

Creusez. Qu’on voie un peu ce qui se passe là-bas tout au fond.

Quelqu’un ? Deux personnes ? Une femme et un enfant ? J’aime bien quand les signes sont très lointains. Vous ne trouvez pas qu’on peut donner beaucoup de vie avec un trait de crayon, une virgule au fusain ? Tout à coup c’est quelqu’un qui apparaît.

Ensuite ? A vous de voir. Ne vous mêlez pas de décider de ce qu’on va voir. Laissez aller votre intuition, votre mémoire, vos désirs d’amour.

Quelque chose de noir là-bas au fond ? Oui ? Très bien. Et devant ? Il y a beaucoup de vide devant. Mais si vous faites arriver les choses et les gens de tout là-bas, de tout au fond, il est naturel qu’ils soient minuscules et noirs et qu’il n’y ait rien devant.

Un arbre ? Non, c’est trop facile. Vous avez emprunté cela à un souvenir de gravure. Effacez. Cela n’a pas d’intérêt. Ce n’est pas vous.

Vous voyez qu’on respire mieux, maintenant que c’est effacé. D’accord il y a du vide mais ce vide n’est pas faux, alors que l’arbre l’était.

Chassez tous vos souvenirs de représentations diverses.

Je sais, c’est difficile, ils affluent, surtout maintenant que vous avez établi un commencement d’histoire tout au fond. Tachez de ne voguer que dans le courant de votre désir d’amour, comme lorsque vous allez vers celui ou celle que vous aimez.

Vous y êtes ? Maintenant vous voyez bien qu’il ne pouvait y avoir cet arbre que vous aviez mis tout à l’heure. S’il doit y en avoir un, c’en est un qui ne ressemble à aucun arbre représenté jusqu’à vous. A vous de le trouver, de trouver sa forme propre, sa place propre.

Et cela ? Oui, cela que vous venez de tracer en haut à gauche, qu’est-ce que c’est ? Ca a l’air bien. Ca a l’air véritable. Le blanc de votre page à cet endroit-là n’attendait que cela, que cette forme-là, et aucune autre.

Voyez, on avance. Vous transpirez à grosses gouttes ? Mais c’est tout de même merveilleux, non, de construire un paysage ? Vous allez voir comme cela fait du bien. Après, vous irez vous coucher et vous dormirez bien, tous vos soucis envolés, vous vous sentirez d’accord avec de belles choses, vous comprendrez mieux.

En attendant il faut trimer.

Vous mettez de la couleur, ici ? Oui… Je ne sais pas si c’est une bonne idée mais faites, faites donc, on verra. Là, j’avoue que je suis perplexe, je ne sais pas si c’est bien. Continuez et on verra. A partir d’un certain moment il faut tracer deux, trois signes et même plus pour qu’on sache si ça va dans la bonne direction.

Moi je ne peux rien vous dire. Je ne peux pas me mettre à votre place. Je peux vous dire au bout d’un moment si là où vous allez, ça vit, mais pendant que vous tracez les traits, je ne sais trop. Vous allez peut-être me surprendre, comme quand on trouve parmi des pièces de puzzle celle qui s’adapte à l’ensemble et révèle une histoire qu’on n’avait pas soupçonnée.

Je vous dérange? Pardon. Faites, faites, je ne dirai plus un mot.

Bon, eh bien si vous me demandez mon avis, je crois que maintenant vous vous êtes franchement égaré(e). Vous avez trop souhaité donner du sens à partir de ce commencement d’histoire. Or ce qui donne du sens, c’est la justesse du tracé. Vous faites les choses à l’envers : vous pensez : tiens je pourrais raconter cette histoire et vous essayez de tracer des lignes qui la racontent. C’est le contraire qu’il faut faire: tracer des lignes dont l’ordonnance esthétique donnera du sens.

Je sais que c’est difficile. Je suis bien placé(e) pour le savoir. On peut n’y arriver que par instants, ou ne pas y arriver du tout. Peu importe. On essaie. C’est quand même le travail le plus merveilleux du monde, non ? Vous en souffrez ? Réellement ? Alors, c’est que vous n’êtes pas fait(e) pour cela. Je vous assure que cela ne devrait vous causer que de la joie.

Oui, même quand vous n’y arrivez pas.

Maintenant que vous avez laissé tout cela en plan, je vois que ce n’est pas si mal. Quelque chose tente de bouger. C’est émouvant ce quelque chose qui tente de bouger. On voit que vous avez travaillé vraiment sérieusement, vraiment honnêtement. D’un certain point de vue c’est raté, c’est arrêté, c’est avorté, mais il y a eu un travail sérieux.

Attendez, ne vous impatientez pas !

Vous avez déjà près de quarante ans ? Et alors ? Vous n’êtes pas précoce, c’est tout. Si vous trouvez le moyen, en traçant quelques lignes, de faire surgir un sens auquel vous n’auriez jamais pensé et qui saisira de gratitude quelques uns, peu importe que ce soit à trente, cinquante ou quatre-vingts ans. On s’en fiche. D’ailleurs, mettez-vous bien dans la tête que vous n’y arriverez peut-être jamais. Et alors ? La belle affaire ! Vous aurez au moins employé votre vie à quelque chose de sérieux. On ne vous demande pas de réussir. Nul ne vous demande cela. On vous demande de vous escrimer, de suer sang et eau, de n’employer votre vie et vos forces qu’à cela. Et vous mourrez content. Dites-vous bien que vous n’avez peut-être pas les dispositions nécessaires pour réussir en art. Peut-être vos moyens sont-ils très faibles. Mais un jour, c’est cela que vous avez eu envie de faire, et cela a tant rempli votre vie, vos exigences, vos désirs à ras bord, que vous n’avez rien trouvé de mieux pour employer votre vie. Et puis vous aimez cela, ce travail. Vous vous sentez pleinement heureux(e) d’avoir ce travail-là à faire et pas un autre. Votre famille n’est-elle pas composée de tous ceux qui ont fait le même travail que vous, et qui y ont réussi ? Vous n’allez pas les décevoir ? Regardez : ils vous regardent tous : Jean-Jacques Rousseau de ce côté-là, mais aussi tel et tel dont vous n’oseriez même pas prononcer les noms, et celui-là encore, et ceux-là. Ils ont leurs regards paternels et fraternels tournés vers vous, ils sourient, s’amusent de vos efforts. Ils savent bien que vous êtes très faible. Mais ils sont prêts à découvrir que vous ne l’êtes pas tant que cela. Ils vous laissent libre d’aller ou non vers eux. Mais si vous renonciez, si vous faisiez cette chose infâme de renoncer, eux aussi renonceraient à vous, vous tourneraient le dos, plongeraient leurs regards ailleurs, sur quelqu’un d’autre, sur des milliers d’autres. Est-ce que vous aimeriez être ainsi laissé(e) tout(e) seul(e) ?

Allez, reprenez votre page, recommencez, continuez.

Un signe, là, tout au fond ? Pourquoi pas ? 

Vous allez voir quelle belle vie vous allez avoir.