Sur des sculptures de Ron Mueck

2 juin 2013

Lecture à La Maison de la Poésie (Paris), dans le cadre des « Paysages de fantaisie » créés et mis en scène par Arthur Dreyfus.

27 juillet 2013

Reprise de cette lecture au « Banquet du livre » de Lagrasse.

Big Man

In Bed

Woman with Shopping

Man in a boat

Woman with sticks

Couple under an umbrella

Big man

Parfois, c’est un enfant que j’nourris en moi. 

J’lui dis : Allons, mange un peu de gâteau ! Tu n’en veux pas ? Tu n’as rien mangé à midi !… 

Nous détournons la tête. 

C’est un enfant buté, qui a un souci, mais je ne saurais dire lequel. 

Après tout, j’suis pas sa mère.

C’est comme pour parler. Parfois j’lui dis, veux-tu que nous parlions ? Que nous ayons une bonne conversation ? 

Autrement dit, j’me mets en 4 pour cet enfant-là. 

Eh bien, croyez-moi si vous voulez : rien, tête de mule, pas un mot, même pour dire : non, je-préfèrerais-ne-pas.

Parfois j’en ai ma claque et j’le laisse dans un coin. 

Parfois j’suis un peu fatiguée d’être celle qui fait tous les efforts. 

Moi je suis pour des rapports doux, aimables, et sans poids. 

Je suis pour que l’échange ressemble à un ballon de baudruche, un badon de baulluche, un davon de sauluche. 

Rien de plus. Mais rien de moins. 

Veux-tu te vêtir ? Veux-tu te coucher ? Il fait froid, mets une écharpe.

Rien de plus, rien de moins. 

Mais l’enfant qu’il faut nourrir veut aussi avoir des conversations passionnantes. 

Très très intelligentes avec des références à Kant, Anderer, Septime Severe et Andrionicus. 

Moi pas. Je préfère parler de la pluie et du beau temps. 

C’est peut-être pour cela qu’il boude, d’accord, mais je ne céderai pas. 

Et de toute façon, je n’ai peut-être pas tant envie que cela, qu’il tourne la tête. 

Je n’aime pas toujours ses yeux. 

L’autre jour, par exemple, je me suis vue en photo, eh bien j’ai trouvé que j’avais un regard sardonique.

Donc chacun dans son coin, et les faisans seront bien gardés.

Mais je me dois de dire à la vérité qui m’écoute, là, avec sa bouche grande ouverte, que bien sûr cet enfant difficile est mon plus cher compagnon. 

Et qu’il est vrai, qu’il est vrai, je le reconnais, que moi-même, je ne suis pas toujours facile

In Bed

C’est quand même incroyable une accouchée pareille !

Que s’imagine-t-elle ?

Qu’elle va pouvoir rester au lit, comme ça, pendant que nous on trime et qu’on a des soucis !

Et quoi encore !

Allez, allez, ma pt’ite vieille ! Debout ! Debout !

Et en chemise de nuit !

A midi passé ! Si ce n’est pas de la paresse, ça !

Mais c’est de la faute de son mari. Il la gâte trop. 

J’suis fatiguée, j’ai mes vapeurs, j’ai mes douleurs, j’ai mal au ventre, j’ai la migraine.

Bon, d’accord, avec sa taille et sa corpulence, il est évident qu’elle ne doit pas se sentir toujours très alerte, 

Mais elle n’a qu’à faire un peu de diète ! De régime !

Elle ne s’maquille même pas.

Ca, c’est presque un signe de dépression, non ? 

Ne pas se lever, rester couchée toute la sainte journée…

Ah bon, elle lit Oblomov ? 

D’accord. 

Elle s’identifie au personnage ? 

D’accord.

Elle ferait peut-être mieux de lire un peu moins, non ? 

Mener une vie active, j’sais pas, moi !

Y en a, des choses à faire dans la vie active !

Eh bien, pour commencer… s’activer ! Courir, aller serrer des mains, parler, faire des choses très très intéressantes, créer, créer quelque chose ! 

Elle n’est pas créative cette femme ?

Elle « couche avec sa douleur », paraît-il… 

Ah bon.

Coucher avec sa douleur… Et quoi encore ?

Woman with shopping

On m’a forcée à jouer Cosette mais ce n’est pas du tout mon truc. 

Je serais mieux en Madame de Staël. 

J’ai toujours voulu jouer Madame de Staël, je n’sais pas pourquoi, à cause du nom sans doute. 

Stal. 

Staal. Ca fait un peu Marguerite Duras, non ? 

Lol V. Stal. 

Mais non, ce ne s’rait pas Lol V. Stal.

Ce serait… Comment s’appelait-elle, d’ailleurs, Madame de Staël ? 

Germaine. 

Oui, Germaine, évidemment, c’est plus difficile. 

Quoique. 

Marcel s’appelait bien Marcel, et quand il a eu fait une œuvre, Marcel ce n’était plus du tout Marcel. 

Il ne faut pas être snob avec les noms. Contrairement, d’ailleurs, à ce qu’aurait dit Marcel. 

Mais il s’est rattrapé avec Céleste. 

Pour avoir une bonne qui s’appelle Céleste, il faut être très fort. Il faut être Marcel. 

Cosette, non, ce n’est pas le nom, c’est gentil Cosette, c’est le côté petite fille aux allumettes. 

Moi j’voudrais une robe Empire avec cette taille sous les seins qui vous fait toujours une silhouette extrêmement flatteuse. 

Mettez une robe Empire à n’importe quelle fille, elle sera belle, intéressante. 

Si j’étais couturier, je recréerais la robe Empire.

Mais il paraît que je suis bien dans les rôles de souffreteuses, courageuses, aux cheveux tirés. 

Pourquoi pas. 

Je garderai peut-être tout de même le manteau du personnage…

Avec des bottes, une toque, il aura un certain chic. 

Man in a boat

Naviguer, naviguer, quand j’pense à naviguer j’pense toujours aux poètes anglais. 

Et à Coleridge avec la première strophe qui glace les sangs : 

« C’est un vieux marin

Sur trois qui passent il en arrête un :

« par ta longue barbe grise et par ton oeil brillant

pourquoi m’arrêter maintenant ? »

Mais cette strophe me fait penser aussitôt à l’ouverture terrible de l’Histoire du soldat : 

« A marché, a beaucoup marché ! S’im-pa-tien-te d’arriver, parce qu’il a beaucoup marché ! »

Avec la petite musique derrière, grinçante, dissonante.

Ce sont des histoires de gens, le vieux marin et le soldat, qui reviennent d’entre les morts et pour qui le temps n’a pas passé. 

Comme pour les poètes. 

A chaque moment ils reviennent d’entre les morts et le temps n’a pas passé. 

C’est en ceci qu’ils sont particuliers. 

Le Dit du vieux marin de Coleridge, c’est un des plus beaux poèmes que je connaisse, et je voudrais le dire tout haut, tout le temps.

Ici par exemple, tout le temps. 

Ce serait une performance éternelle, ininterrompue, toujours recommencée…

Puis de temps en temps je me reposerais un peu et je dirais L’Histoire du soldat. 

« A marché, a beaucoup marché ! S’im-pa-tien-te d’arriver parce qu’il a beaucoup marché ! » 

Et à ce moment-là, si je me souviens bien, on entend la voix sirupeuse et très désagréable du Diable.

Qui ricane.

 Woman with sticks

Quelle idée d’être nue avec un fagot !

Si je portais un fagot, il me semble que je mettrais un manteau, des moufles.

A moins que je ne sois nue toute seule dans la forêt ou dans une caverne par exemple.

Mais que ferais-je nue dans une caverne alors que je déteste les cavernes, je déteste avoir froid, et n’aime pas particulièrement me promener toute nue.

Je connais une amie écrivain qui m’a raconté un jour que pour séduire un homme qu’elle désirait, alors qu’ils visitaient tous deux un grand appartement vide, dans une pièce elle s’est mise toute nue, et lorsqu’il est entré dans cette pièce, il est tombé sur cette femme nue.

C’est culotté.

Je me demande si c’était en été.

Comme je me demande si dans les films des années 40 c’était toujours l’été ou si les maisons étaient surchauffées, car les femmes sont toujours dans de petites mousselines, des crêpes de chine, de longues robes de soie.

Et dans les films des années 50 c’est pareil : elles ont au pire de courts imperméables légers, mais les jambes nues, et jamais, au grand jamais d’écharpes.

C’est donc que pour montrer le corps des femmes il faut que ce soit un éternel été.

Les films sont donc presque tous un éternel été.

C’est la particularité des films. L’été permanent.

Ma folle au fagot est donc elle aussi sûrement en été.

Sûrement dans un film.

Drôle de film.

Pas érotique j’espère.

Il n’y a rien que je déteste plus que de voir des gens mimer l’amour.

Faire l’amour, oui, mais le mimer c’est dégoûtant.

Mimer quoique ce soit est en général dégoûtant.

Mais ma folle au fagot est peut-être nue tout simplement parce qu’elle est folle, ou préhistorique.

Et dans ce cas ça sonne bien. C’est très juste.

Couple under an umbrella

Nous sommes mariés depuis 45 ans. Ce qui fait beaucoup. 

Nous avons quatre ou cinq enfants, je ne sais plus exactement.

Je suis absolument passée à côté de ma vie, car je ne voulais ni me marier ni avoir d’enfants. 

Je ne voulais même pas tellement aimer.

J’ignore pourquoi l’on fait tout ce foin de l’amour. 

Aimer ci, aimer là, bien sûr c’est utile pour la conversation, on a quelqu’un avec qui converser. 

Et puis utile aussi pour le soutien moral quand on flanche.

Mais le sexe par exemple. Mon Dieu que c’est fastidieux. 

Mais je me suis laissée faire, bêtement. 

Il me regardait avec des yeux de merlan frit, de cabri, il avait des projets pour sa propre vie.

J’ai voulu l’aider, on y met le doigt, et c’est tout le corps qui y passe.

Et me voilà sur une plage, moi qui n’aime pas la mer. 

Toute ma vie je me suis retrouvée dans des situations où je n’aimais pas être.

Ma vie entière a été une situation où je n’aimais pas être.

J’aurais aimé être seule chez moi, un peu comme Jean Rhys quand elle était très vieille interviewée dans sa maison. 

Elle a une petite cuisine, une petite fenêtre, et par sa petite fenêtre qui donne sur une petite rue, elle regardait passer les gens. 

Oui j’aurais bien voulu être comme Jean Rhys, qui pourtant je crois avait failli être folle, ou pas loin. 

C’est peut-être à cela que sert l’amour : à ne pas devenir folle. 

Parce que seule, évidemment, on a des pensées. 

Et les pensées vous entraînent. Parfois Dieu sait où.

Il me caresse le bras. 

Non, c’est quand même bien les contacts. 

Et puis 45 ans, ça crée un lien. 

Au fond, je ne déteste pas tant la mer… ni la plage…

C’est la vie intérieure qui me pèse tant. 

J’aimerais qu’on arrête de parler en moi. 

J’aimerais que toutes ces voix cessent. 

Et alors, alors, peut-être que je pourrais aimer ?