Mes débuts d’écrivain

1er février 2019

Conférence aux classes de terminale du lycée Benjamin Franklin, à Orléans.
Texte paru dans le TLS (Times Literary Supplement), en traduction anglaise par Mark Hutchinson (mars 2020).

Il y a quarante ans, j’étais en terminale au lycée Pothier d’Orléans. Non seulement j’y étais en terminale mais j’y vivais, parce que mon père était censeur du lycée Pothier. Nous y avions ce qu’on appelle « un appartement de fonction » qui donnait sur la rue Marcel Proust. Dans la semaine, le lycée était plein d’élèves, mais le dimanche il n’y avait personne et le lycée Pothier devenait alors « notre maison » à mes sœurs et à moi. Le fait que cet énorme lycée était vide, avec ses immenses et larges couloirs vides, ses salles de classe vides, ses laboratoires de chimie, son infirmerie ou sa cantine vides, était à la fois féérique… et érotique. (Je vous signale qu’érotique n’est pas un gros mot, mais un mot qui signifie : relatif à l’amour). Mais peut-être que tout ce qui est féérique est érotique ?… et inversement ?

Le dimanche, dans le vide angoissant de l’après-midi, je me glissais dans les immenses avenues de ce lycée Pothier, en secret, car bien sûr notre père nous interdisait d’aller errer dans les couloirs. J’y croisais parfois un homme étrange qui était le veilleur de nuit. Il était étrange en ceci qu’il était très distingué et parlait dans la langue d’un majordome très stylé du début du XXe siècle. Par exemple il ne s’adressait à mon père qu’à la troisième personne. Il lui disait : « Si monsieur le censeur veut bien, je ferai ceci ou cela ». Ou : « Que monsieur le censeur me pardonne, puis-je lui demander ceci ou cela ? », et par ailleurs il avait un prénom merveilleux qu’hélas j’ai oublié. Un prénom équivalent à celui de la bonne de Marcel Proust qui s’appelait Céleste. Le veilleur de nuit du lycée Pothier ne s’appelait pas Céleste, mais il avait un prénom aussi étonnant.

En écrivant ce paragraphe, je me disais : il faudra que je demande à mon père comment s’appelait le veilleur de nuit du lycée Pothier. Mais mon père est mort depuis six ans. Alors il faudra que je demande à l’une de mes sœurs comment s’appelait le veilleur de nuit si distingué. Mais mes deux sœurs aussi sont mortes aujourd’hui. Me voilà donc désormais toute seule avec ce veilleur de nuit, je n’ai plus personne pour m’aider à retrouver son nom, et vous voyez, c’est un peu ce genre de choses que fait la littérature, c’est un peu ce genre de choses qu’on fait quand on écrit un roman, des romans : on recherche un nom oublié que plus personne ne peut vous indiquer. Ce qui serait merveilleux, c’est qu’en avançant dans cette conférence, dans ce texte, et par le souvenir dans les grands couloirs vides du lycée Pothier des dimanches après-midi d’il y a quarante ans, ce nom me revienne. On écrit pour faire revivre le passé. C’est ce qu’a bien montré le héros d’Orléans qui n’est pas Jeanne d’Arc mais Marcel Proust, dont la rue portant son nom était sous la fenêtre de ma chambre, et qui, comme vous le savez, a écrit : A la recherche du temps perdu.

On m’a généreusement invitée à faire une conférence au lycée Benjamin Franklin, mais je ne suis pas très conférence, je suis plutôt roman. J’ai accepté avec bonheur – parce que j’aime beaucoup dialoguer avec un auditoire -, tout en me disant que je transformerais cette conférence en un texte auquel je vous associerais. J’aime bien transformer un peu les choses. Pas par esprit de subversion, mais parce que c’est ma manière de faire, ma manière de vivre. C’est ce que font les écrivains : transformer légèrement les choses, leur donner une autre forme, non par désir de transformation, mais parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Etre écrivain, ce serait : transformer les choses malgré soi. Faire d’une conférence un récit, ou d’un récit une conférence…

Que cherchais-je quand je me glissais dans les grands couloirs vides du lycée Pothier les dimanches après-midi il y a quarante ans ? Je me rappelle que c’était une époque où je ne savais pas du tout m’habiller et où je portais des vêtements bizarres ou assez moches. Je revois une robe qui n’était pas si mal en soi mais que je portais avec des collants rouge vif qui n’allaient pas du tout avec elle. Je portais aussi une espèce de tunique vert d’eau qui m’évoquait les blouses de peintres du XIXe siècle. J’avais des amies qui portaient des jeans et des T-shirts, comme toutes les filles de ma génération, et je me demandais où elles dénichaient des vêtements aussi pratiques et seyants. Ma mère était morte dans mon enfance, mon père était un veuf inconsolable, intellectuel et rêveur : nous n’allions jamais acheter de vêtements dans de grands magasins. Une ou deux fois l’an il nous emmenait dans une boutique où s’habillait ma grand-mère et où les vendeuses, mal à l’aise, nous faisaient essayer à mes sœurs et à moi des jupes et des chemisiers de vieilles dames…

Je me glisse donc, soit dans mes collants rouge vif, soit dans une jupe et un chemisier de vieille dame, à seize ans, dans les grands couloirs du lycée Pothier vide. Le premier couloir ressemble à un tunnel. Il n’est pourtant pas sous terre, il est bien au rez-de-chaussée, au rez-de-jardin – entre parenthèses, un jardin à la française un peu triste et plat, qui était gouverné, lui, par un vieux jardinier dont j’ai aussi oublié le nom – mes sœurs l’auraient su…- mais dont je revois parfaitement le visage qui ressemble à celui de Diloy le chemineau de la Comtesse de Ségur -. Il arrive un moment, dans une vie d’écrivain, où tous les visages se mettent à ressembler à des visages de fiction, à des visages de personnages dans les livres. C’est comme si on était soi-même rentré et à jamais dans un livre.

Un côté de ce couloir est vitré et donne sur le jardin. Je m’y faufile donc très vite, au pas de course, pour que nul ne puisse m’apercevoir fuyant. Car au fond, qu’est-ce que je fais en prenant ce couloir pour errer dans le lycée désert ces dimanches après-midi d’il y a quarante ans ? Je m’enfuis. Et là, prenez tous un stylo et notez la phrase suivante de Thomas Bernhard, écrivain autrichien, 1931-1989, qui est un de mes romanciers préférés et un des romanciers préférés de dizaines d’écrivains contemporains : « Mais moi, je me suis évadé, lui dis-je, à l’âge de seize ans je me suis évadé, et depuis je suis en fuite ». Et ce qui est intéressant, c’est qu’il écrit cette phrase dans un texte qui s’appelle : Retrouvailles. De là à penser qu’on s’enfuit pour retrouver quelque chose…

C’est le moment de vous recommander la fugue. Qui est aussi, comme vous le savez, une forme de composition musicale. Sinon, une fugue est destinée à la fois 1) à affoler vos parents, votre famille, de sorte qu’ils s’inquiètent énormément de votre disparition et vous prouvent par là leur amour, leur attachement, 2) à essayer d’imaginer ce que serait la vie sans eux.

Mais attention : une fugue, ce n’est pas forcément formidable. Vous avez la situation où personne ne s’inquiète, personne, même, n’a noté votre disparition. Vous rentrez au logis et nul ne vous acclame ni ne s’en réjouit parce que personne n’avait remarqué que vous étiez parti. C’est classique. En dehors de mes aventures dans les couloirs déserts du lycée Pothier les dimanches après-midi à seize ans, il m’est arrivé aussi une ou deux fois de décider de fuguer en montant sur ma mobylette et en m’enfuyant hors d’Orléans. Quand je suis rentrée le soir, à la maison tout le monde finissait de dîner et personne n’avait remarqué que j’étais partie depuis le matin. C’était des fugues complètement ratées.

Ou bien votre fugue a inquiété tout le monde, ils ont même éventuellement prévenu la police, mais vous, pendant votre fugue vous vous êtes ennuyé à mort. Vous avez eu froid, vous avez eu faim, vous n’avez rien rencontré d’intéressant, et vous vous êtes dit qu’à la maison, tout de même, même si ce n’est pas passionnant, c’est quand même vivant.

Donc, rentrons, et fuyons autrement. Car écrire, c’est aussi : fuir autrement. Fuyons en empruntant les vastes couloirs déserts d’un lycée du dimanche. … Il s’appelait peut-être Célestin, le veilleur de nuit… Célestin ? Non, ce n’est pas cela, mais ça va me revenir… Après le couloir vitré, il y en avait un autre desservant les bureaux du censeur, du proviseur, des surveillants généraux – on se croirait dans l’armée -, et la salle des professeurs. Normalement, toutes ces pièces étaient fermées à clef. Mais il arrivait que quelqu’un ait oublié de fermer à clef. Et c’est là où ça commence à devenir érotique. Vous pouvez pénétrer dans une pièce qui n’est pas exactement intime mais presque, disons qu’elle est à usage privé même si cet usage est aussi professionnel. Vous n’avez absolument pas le droit de vous trouver là. Vous ne cherchez rien, vous n’êtes pas un voleur, vous n’êtes pas un casseur, vous ne cherchez ni à fouiller ni à dégrader. Vous êtes un fantôme. Voilà l’idée qui vous vient : c’est que vous êtes une ombre, un fantôme, qui se promène invisible dans des zones interdites. Et cela aussi, c’est écrire. Ecrire, c’est cela : fantôme, se promener invisible dans des zones interdites.

Alors, pourquoi je dis « érotique » ? Je le dis, parce que dans ces conditions-là – se promener, fantôme, dans des zones interdites -, tout peut advenir. La plus grande surprise peut advenir. Et c’est peut-être cela, l’Eros : la plus grande surprise. Quand je parle d’érotisme, je ne fais pas allusion à une rencontre qui pourrait avoir lieu dans le désert du dimanche après midi, avec une personne pour qui on aurait soudain du goût. Je ne fais pas allusion à une rencontre sexuelle. J’évoque un état de plaisir aigu qui est fait à la fois d’attente d’un événement, de crainte de cet événement, de désir que cet événement se produise, de l’interdit dans lequel on se trouve, et peut-être avant tout, de la solitude qu’on a choisie pour cette aventure.

Kafka, qui est aussi un de mes écrivains préférés, peut-être même, mon écrivain préféré (et dont, entre parenthèses, – écoutez bien les mots ! – l’un des romans dont on avait toujours traduit le titre jusque-là par L’Amérique, s’appelle aujourd’hui, dans une nouvelle traduction, Le disparu) disait que dans cette situation et cette disposition d’attente d’un événement, on « attend l’équipage ». Je ne sais pas ce que veut dire cette phrase. Personne ne sait ce que veut dire cette phrase, mais quand on ne sait pas, on a toujours la solution d’imaginer, et ce que je m’imagine avec ce mot « équipage », c’est une sorte de chariot-fantôme (encore, mais je vais vous expliquer pourquoi), qui soudain passerait là, devant vous, solennellement, sans un bruit, comme au ralenti, et dont l’apparition serait chargée de sens pour vous, expliquerait tout en quelque sorte…

Si je reviens sur cette histoire de fantôme, ou de dimension fantomatique, c’est que je crois, et même, me semble-t-il, c’est que je sais, qu’écrire a à voir avec la mort. On ne le sait pas du tout quand on commence à écrire, on pense au contraire qu’on n’a affaire qu’à la vie, mais mon expérience d’écrivain, puisque j’écris depuis quarante ans, m’a familiarisée avec cette impression. Je reviendrai là-dessus plus tard.

Revenons dans les couloirs déserts du lycée Pothier les après midi des dimanches, puisque c’est là que je commence à devenir écrivain. Au bout du couloir où sont les bureaux, il y a la cantine. Une vaste cantine déserte, figée. Je ne sais pas pourquoi : les cantines désertes m’évoquent toujours des salles de dissection. Peut-être à cause des grandes tables. Et dans cette cantine qui est dans la pénombre et dont je fais le tour, sans bruit, un jour je croise le veilleur de nuit, qui est donc aussi veilleur de jour, qui ne s’appelle pas Célestin mais dont je vais sûrement retrouver le nom avant la fin de ce texte, qui ressemble à un majordome très stylé du début du XXe siècle, autrement dit à un personnage de fiction, de film. Il a même quelque chose, cela me revient, de l’acteur Erich von Stroheim qui a été une célébrité dans les années quarante mais que vous ne connaissez probablement pas. Il est surtout célèbre pour son rôle (écoutez-bien les mots !) dans le film La grande illusion de Jean Renoir (de 1937), et pour son rôle dans un film américain de Billy Wilder de 1950, Boulevard du Crépuscule, où il joue justement un majordome, ou plus exactement : un faux majordome.

Quand on se met à devenir écrivain, et peut-être est-ce le cas pour l’un ou l’autre d’entre vous en ce moment, on croise des personnages de fiction, ou en tout cas des personnages qui vont vous apparaître comme tels plus tard. Cela arrive dès le début. Des personnages de fiction sont disposés, comme des pions sur un échiquier, sur la carte de votre vie. Il ne faut pas les rater. C’est comme si chacun avait un message qu’il doit vous transmettre. C’est comme dans un jeu.

Le veilleur de nuit, qui veillait donc à la fois la nuit et le jour puisque c’était l’après-midi, qui ressemblait à Erich von Stroheim, et qui, cela me revient, avait peut-être aussi un handicap – était-il sourd ? Ce qui serait quand même bizarre pour un veilleur de nuit. Aveugle ? Non, c’est impossible, on ne peut être aveugle si on est veilleur de nuit. Muet ? Impossible puisqu’il parlait à mon père à la troisième personne – me parla à moi aussi à la troisième personne : « Mademoiselle-la-fille de monsieur-le-censeur s’était-elle égarée ? » Non, dis-je à Erich von Stroheim dans la pénombre de la cantine déserte du lycée Pothier qui ressemblait à une salle de dissection, un dimanche après midi d’il y a quarante ans, je me promène.

C’est un peu dangereux de croiser la fiction. Il faut être assez fort. Ce n’est pas que la fiction vous violerait ou vous malmènerait. C’est qu’elle peut tout de même vous conduire dans une zone où vous ne saurez plus très bien ce qui appartient au réel et ce qui appartient à vos rêves. Par exemple : ai-je vraiment rencontré le veilleur de nuit qui ressemblait à Erich von Stroheim dans la cantine déserte du lycée Pothier un dimanche après-midi il y a quarante ans ? Honnêtement, je ne crois pas. Et je dirais même plus : honnêtement, je ne sais pas. Mais si j’invente cette histoire – car je ne sais pas si je l’invente ou non -, c’est parce qu’elle me conduit quelque part. Si je l’invente, c’est aussi parce qu’elle me fait plaisir. Pour des raisons insondables, m’imaginer en jeune fille de seize ans vêtue d’une jupe et d’un chemisier de vieille dame, me glissant dans des couloirs vides et rencontrant une sorte d’Erich von Stroheim dans la cantine déserte d’un immense lycée, me plaît. Peut-être parce que même si je n’ai jamais vécu cela, cette scène de fiction dit quelque chose de ma vie ? C’est probable.

Pendant cette année de terminale au lycée Pothier, je suis tombée amoureuse de mon professeur de philosophie qui s’appelait Monsieur Rebours. « A rebours » signifie : à contre sens, en sens contraire. C’est drôle d’aimer quelqu’un qui s’appelle « à contre sens », « en sens contraire ». On peut se demander si cela ne signifie pas quelque chose. Pour séduire Monsieur Rebours, que je n’aurais jamais imaginé séduire par ma jeunesse, j’ai écrit un livre. J’ai pensé qu’écrire un livre que je lui ferais lire, était la seule manière de pouvoir séduire Monsieur Rebours qui avait trente-six ans alors que j’en avais seize, exactement comme Abélard et Héloïse, le professeur de philosophie et son élève du XIIe siècle, qui sont devenus la figure mythique de l’amour passionnel. A seize ans, je n’avais bien sûr aucune idée de ce qu’était l’amour, sinon être pris dans quelque chose qui flambe.

Oui, c’est cela, il me fallait du feu. Tout ce qui était tiède et calme m’ennuyait, et même, m’angoissait. L’endroit où je souhaitais vivre était un endroit où on brûle. Je cherchais du feu partout et parfois je n’en trouvais pas. J’en trouvais lorsque je montais à cheval dans un centre équestre près d’Orléans, lorsque mon cheval s’emballait, lorsque j’étais « embarquée » (comme on le dit dans le langage équestre) et que, donc, je manquais de me tuer, comme cela m’est arrivé à plusieurs reprises car je n’ai jamais réussi à être une bonne cavalière. J’en trouvais lorsque je me glissais dans le grand lycée vide et silencieux. Tomber amoureuse d’un professeur timide, prudent, bien embarrassé par cet amour d’une jeune fille, c’était aussi une manière de vivre dans le feu. Nous traversions parfois le parc Pasteur ensemble, mon professeur de philosophie et moi, car il acceptait de bavarder avec moi, et ce qui est drôle c’est que je ne me rappelle plus du tout les sentiments que j’éprouvais pour ce pauvre professeur inquiet. Ce que je me rappelle, comme une explosion de joie, une explosion de vie, c’est un arbre extraordinaire sous lequel nous passions, qui est peut-être toujours là, d’ailleurs – il faudra que j’aille vérifier -, qui était en fleur à la fin de l’hiver alors que tous les autres arbres étaient encore morts. Et ce n’était pas n’importe quelles fleurs : c’étaient d’innombrables, énormes et larges pétales roses et blancs, épais comme de la cire, crémeux. J’ai regardé sur Google : je crois qu’il s’agit d’un magnolia.

Le magnolia a tout renversé. Je n’ai plus aucun souvenir de ce que j’éprouvais quand j’éprouvais ces sentiments amoureux, de mes conversations avec ce professeur qui pourtant étaient longues et riches et qui sans doute me firent du bien : le magnolia surplombe toute cette année de ma vie, comme si cet arbre était gigantesque, disproportionné, recouvrait le parc Pasteur, le lycée Pothier, le lycée Benjamin Franklin, Orléans, et ma profonde tristesse, car j’étais alors très triste d’avoir perdu ma mère dans l’enfance et d’avoir désormais un père inconsolable. C’était peut-être aussi pour cela que je me glissais dans les longs couloirs déserts du lycée Pothier les dimanches après-midi. Je devais faire quelque chose de ma tristesse, de mon chagrin, de mon désir de feu, de mon attente d’un événement. Je devais les mettre en œuvre.

Pour séduire mon professeur, j’avais rédigé un faux journal intime car un faux journal me semblait beaucoup plus intéressant à écrire qu’un vrai journal. Avec un vrai journal je serais retombée sans cesse sur mes pieds, je n’aurais raconté que des choses que je savais déjà, et, de plus, je n’accordais pas une grande valeur à ce que je ressentais ni à ce que je pensais. Ce que j’éprouvais était très banal, ce que je pensais l’était un peu moins, mais j’étais très jeune et n’avais pas encore accès à des milliers de pensées bien plus intéressantes. Je me rendais compte de cela parce que je lisais beaucoup, depuis toujours, et je voyais bien que dans les romans, il y avait des manières de voir les choses que je n’avais jamais eues, qui m’intéressaient beaucoup et me donnaient grand espoir. Lire et réfléchir pouvaient vous ouvrir un monde intérieur énorme. En lisant et en réfléchissant, on pouvait sortir d’une petite vie étriquée, repousser les limites, faire gonfler son monde intérieur, le faire devenir si vaste qu’il pourrait englober non seulement le lycée Pothier et sa rue Marcel Proust, le parc Pasteur et son magnolia, ma tristesse, mon centre équestre, Orléans, ma jeunesse, mais aussi et pourquoi pas, le monde entier.

Vous commencez peut-être à en avoir assez de me voir circuler à seize ans, habillée dans une jupe de vieille dame, dans les couloirs déserts du lycée Pothier qui sont comme des pistes d’envol, le couloir vitré du début devenant l’un de ces boyaux vitrés qui dans les aéroports vous conduisent de la salle d’embarquement à l’avion. Alors changeons de scène.

Désormais je traverse la cour du lycée Pothier, à découvert. Qu’on me voie ne me gêne plus. J’ai acquis une certaine autorité. Je vais rejoindre le bâtiment d’en face où sont les salles de musique et dans les salles de musique, il y a des pianos. J’ai refusé d’apprendre le piano (et entre parenthèses, c’est une des choses les plus bêtes que j’ai faites dans ma vie), alors que mes deux sœurs prennent des leçons de piano avec un homme qui s’appelle Monsieur Tartarin et que tous les jeunes joueurs de piano des années soixante-dix, à Orléans, ont eu pour professeur et ont adoré. Le dimanche, elles qui fuguent aussi, en profitent pour aller jouer du piano dans les salles de musique. Souvent, je me glisse dans le couloir, j’écoute, et je sais si c’est ma soeur Marie ou ma sœur Catherine qui joue. L’une est plus appliquée, l’autre plus endiablée. Parfois elles sont chacune dans une salle et jouent des airs très différents sur leurs pianos. Il m’arrive de m’asseoir dans le couloir, de sortir de son paquet l’une de mes premières cigarettes, et de trouver que c’est assez beau d’être ainsi immobile et silencieuse, invisible, insoupçonnée, en train d’écouter mes sœurs jouer du piano, tandis que je fume assise sur un dallage un peu froid.

Il me semble même que c’est cela que va être ma vie. Que ma vie va être un peu comme cela. Que longtemps je vais rester en retrait à écouter des sons et même une sorte de sarabande, seule, avec une cigarette, tranquille, sans personne pour me déranger, dans une sorte de lieu très vaste dévolu à l’étude, au savoir. Parfois je vais rejoindre mes sœurs. Mais parfois non. Parfois, même avec mes sœurs, je fais comme si c’était irréel, je fais comme si le monde était un rêve. Je ne sais pas aujourd’hui comment je fabrique cette opération, cette transformation, cette alchimie qui consiste à faire du réel un rêve. A vrai dire je n’y suis pour rien : c’est quelque chose qui se fait en moi, dans mon esprit, tandis que je fume une cigarette de la marque « Kim » qui n’existe plus aujourd’hui, assise sur le dallage ou le linoléum froid d’un grand couloir vide, écoutant mes sœurs qui ne savent pas que je suis là, jouer du piano.

Et j’imagine aujourd’hui, car je n’en ai pas un souvenir précis, que je découvre que c’est très, très agréable de prendre le réel pour quelque chose qui se déroulerait dans votre imagination. De croire en quelque sorte que ce qui existe, n’existe pas « en vrai ». C’est presque comme une drogue. Cela vous met dans un état où, d’une certaine façon, vous êtes inatteignable.

Je commence donc ma vie d’écrivain dans des dispositions qui sont tout de même un peu inquiétantes, non ? Car prendre le réel pour de l’imaginaire, qu’est-ce que c’est ? A forte dose, c’est une forme de folie, mais à une autre dose, peut-être parce qu’elle est mélangée à d’autres ingrédients – l’amour fou de la littérature, l’immense bonheur à lire des romans, l’accumulation de lectures qui finit par vous rendre cultivé et adroit, capable de jongler avec des centaines d’idées, d’images et de mots -, ce contre-sens (prendre le réel pour de l’imaginaire) (je dis bien « contre sens », comme « à rebours », le nom de mon premier amour) fait de vous un romancier.

Voilà donc que je m’engage dans la vie, non pas en « prenant des vessies pour des lanternes », mais en « prenant des lanternes pour des vessies ». Tout ce qui arrive dès lors, m’atteint d’une curieuse façon. Parce que dès que cela m’atteint, c’est transformé en fiction. C’est comme un tour de passe-passe, un tour de prestidigitation : les événements m’atteignent comme des flèches, mais au moment-même où la pointe de la flèche me touche, c’est comme si la blessure était transformée en fleur.