La passion selon Humbert Humbert

28 mars 2009

Intervention dans le cadre des Journées des Ecrivains du Sud, créées et dirigées par Paule Constant, à Aix-en-Provence. 

1) L’expérience que j’ai de la passion amoureuse, m’évoque un circuit électrique qui s’allumerait en soi, soudain et très rapidement, au contact, ou plutôt, à la rencontre, de certains êtres.
Que l’on éprouve deux fois ou trois fois une passion, ou un début de passion amoureuse dans son existence, c’est toujours exactement le même circuit qui s’allume, empruntant le même trajet. 

2) C’est une espèce de zigzag incandescent, de sismogramme, qui irait du ventre au cerveau, en passant éventuellement par le cœur, mais surtout, du passé le plus enfoui à l’avenir le plus lointain. 

3) Autre particularité de ce circuit électrique : c’est qu’il vous traverse en vous divisant en quelque sorte, mais en vous réunissant, aussi. Ce qui est étrange. C’est étrange d’être à la fois, divisé et réuni…
Traversé par cette brûlure, on a le sentiment qu’enfin on est soi-même. Qu’enfin on vit sa vraie vie. Que tout le reste du temps, on était en mode mineur, en mode médiocre. 

4) Pour peu qu’on ait vécu deux fois cette expérience, et on l’a toujours vécue deux fois au moins, j’y reviendrai, on sait que cet «  allumage » signale à la fois la possibilité de la félicité la plus grande et de la douleur la plus aiguë. 

5) Pourquoi ? Félicité la plus grande, parce qu’on est enfin réuni. A son zénith. Mais douleur la plus aiguë, parce que la condition de cet allumage, c’est que l’autre ne réponde pas. Car c’est évidemment la condition de la passion, que de ne pas obtenir de réponse.
Autrement dit : de ne surtout pas obtenir l’amour de l’autre. 

6) Et si j’ai choisi le roman de Nabokov, Lolita, comme emblème, c’est parce que, ce qui est admirable dans ce roman métaphorique (qui n’est pas un roman sur la pédophilie), c’est comment l’auteur a su inventer un personnage qui caractérise l’impossibilité de la réciprocité dans la passion : un enfant.
On ne pouvait pas trouver mieux.

7) Car, encore une fois, la condition de la passion, c’est de ne pas obtenir de réciprocité. Que l’autre réponde, même un peu, et tout s’éteint. La passion ne veut pas de réponse, même si elle prétend exactement le contraire.

8) Voyez plutôt :
Imaginons que Hippolyte réponde à Phèdre et lui dise : « Bien sûr… vous êtes ma belle-mère… c’est un peu gênant… mais en même temps vous êtes si belle, si ardente… qu’au fond je me sens troublé… » : … Plus de Phèdre. Plus de Racine. Plus de Versailles. Plus de Roi Soleil. Plus d’âge classique.
Imaginons que son amoureux réponde à la Religieuse Portugaise en lui disant : « Finalement,… vos lettres m’ont beaucoup touché… vous êtes adorable… je suis ému… j’arrive ». Plus de lettres. Plus de ce style admirable. Plus de cette grandeur de sentiments. Plus de religieuse. Plus de couvent. Plus de Portugal.
Imaginons que Dieu réponde à Ste Thérèse d’Avila et lui dise : « Mais oui, je suis là… J’existe… » Plus d’Espagne. Plus de Bernin. Plus d’Italie.
Enfin, imaginons que Lolita s’éprenne de Humbert Humbert : plus de Nabokov jouant aux échecs avec sa femme au Montreux Palace. Plus de chasse aux papillons. Plus de Kübrick. Plus de James Mason. Plus de cinéma.
Et pire que tout ! Imaginons que la mère de Proust enfant, lui ait répondu. On se rappelle qu’au début de La Recherche, le narrateur enfant, dans sa chambre, supplie Françoise d’aller trouver sa mère et de lui dire de monter l’embrasser. Or, Françoise remonte avec ce message atroce : « Il n’y a pas de réponse ». C’est pourquoi il va écrire A la recherche du temps perdu. Imaginons que la mère se soit dit : « Après tout… Ce pauvre petit… Il est si sensible… » et qu’elle soit montée l’embrasser. Plus de Recherche du temps perdu. 

9)  C’est parce qu’il n’y a pas de réponse que nous écrivons, tous.
C’est parce qu’un jour, très lointain, nous avons attendu et espéré comme des fous une présence indispensable, un être – pour la plupart d’entre nous ce fut notre mère – qui n’est pas venu, qui s’est dérobé, qui a joué avec nous, que nous écrivons un livre, deux livres, dix livres, et ferons cela jusqu’à la fin de nos jours. Pour la rejoindre. Pour tenter de la rejoindre. Pour couvrir cette distance. Pour tromper cette attente.
C’est drôle, d’ailleurs : Humbert Humbert qui n’était pas écrivain mais professeur de littérature, ce qui n’est pas si loin, a perdu sa mère à trois ans.
Phèdre a eu une drôle de mère qui a couché avec un taureau.
Pour La Religieuse Portugaise, on ne sait pas.
Adèle H., qui est un des plus beaux modèles de la passion – et pas un être de fiction, mais l’œuvre d’un écrivain tout de même -, avait une mère qui s’appelait Adèle H. Ce qui a dû être troublant…
Et je me rappelle un texte ou une interview de Pierre Michon qui disait que «  c’est la mère qui écrit en nous »… 

10) Je finirai en disant que cet allumage d’un circuit électrique m’en évoque un autre, qui n’est pas exactement semblable mais presque le même, et qui a le grand avantage de n’assurer que la félicité sans infliger la douleur : c’est celui qui se produit en soi lorsqu’on se met à écrire un roman.
Là aussi, on est traversé par quelque chose de fulgurant qui relie le passé à l’avenir, occupe entièrement votre esprit, passe bien autant par votre corps que par votre cerveau. Et ce qui est miraculeux, c’est que dans ce cas-là, on ne va pas souffrir…
Je me demande donc si l’exercice de la littérature n’est pas la seule passion heureuse. Je ne parle pas de passion « pour la littérature » (dans ce cas-là, le mot « passion » est impropre ; il veut dire « goût vif », « intérêt prédominant », voire exclusif), mais de cet allumage du circuit électrique lorsqu’on se met à écrire une histoire.
Comme dans la passion amoureuse, on est aussi dans un « autre état de conscience », et on ne jouit que de ce qui se dérobe. Car le roman, il est toujours en avant de vous, il court plus vite que vous qui l’écrivez, vous essayez de le saisir, vous en saisissez des voiles, mais le corps de ce roman, si désirable, dont l’union avec vous vous rendrait si heureux, et probablement, d’ailleurs, vous tuerait, il est toujours en avant. C’est pourquoi au lieu d’écrire un livre on en écrit dix, vingt, cent, jusqu’à la mort. On n’aura jamais réussi à saisir, à s’unir véritablement avec cet objet qu’on désire tant. 

11) Je finirai (et cette fois vraiment) par le récit d’une autre expérience : la première fois de ma vie où j’ai éprouvé ce circuit électrique en moi, ce zigzag lumineux et très puissant, qui me traversait en me divisant en quelque sorte, mais en me réunissant aussi, c’est en lisant Diloy le chemineau de la Comtesse de Ségur, vers cinq ou six ans, sans doute. Et je pense que je ne me suis mise à écrire et à aimer, que pour pouvoir le retrouver.