La maison de mon confinement

 Mai 2020

Texte paru en traduction anglaise sur le site de New Directions.

  La maison de mon confinement est la maison de mon père, située en Auvergne (France), dans le Cantal, une région de montagnes et de petits lacs, très belle, qu’on compare souvent à l’Ecosse pour ses paysages. Elle est au cœur d’un gros village dans une petite vallée. La seule beauté du village, c’est son église romane. Ma maison (elle est devenue la mienne après la mort de mon père et de mes sœurs), bâtie en 1900, est solide et agréable à habiter mais n’est pas ce qu’on peut appeler « une belle maison ». Elle a un petit jardin dont j’ai le plus grand mal à m’occuper car je ne connais rien au jardinage, aux plantations, à la vie des arbres, des buissons, des fleurs. J’essaie de maintenir un poirier centenaire fatigué qui persiste tout de même à donner des fleurs puis des fruits immangeables. Le jour de l’enterrement de ma sœur aînée, le 23 octobre 2018, un des grands bouleaux qui donnait une ombre charmante, l’été, où on pouvait lire, s’est brisé et révélé pourri. J’ai récemment fait tailler un frêne dont le feuillage épais obscurcissait une chambre, et on dirait qu’il se refuse à faire éclater ses bourgeons. Mon jardin n’existe que dans tout ce dont je ne m’occupe pas : des fleurs que je n’ai pas plantées surgissent partout. Lorsque j’y suis arrivée, le 16 mars, veille du confinement français, l’herbe était tapissée de primevères jaunes-pâle et roses, le lendemain, un arbuste s’est mis à faire des fleurs rouges et blanches et dix-sept jonquilles sont apparues ailleurs, le surlendemain une masse de myosotis s’est installée sous la vigne-vierge, puis des iris violets, presque noirs, se sont dressés. J’ai l’impression que moins je m’occupe de mon jardin, mieux il vit.

La maison où mon père est né puis a pris sa retraite et a vécu près de vingt ans avant qu’elle ne m’échoit, était auparavant celle de mes grands-parents paternels, et avant encore, celle de mon arrière grand-mère paternelle. Elle contient trois générations d’objets, de meubles, de papiers peints, de rideaux ou de vaisselle. C’est un peu trop. Chaque été, depuis la mort de mon père, je cherche à débarrasser et renouveler un peu certains coins de cette maison, mais je n’y parviens guère. Je crois que je vivrai jusqu’au bout avec ce poids à la fois charmant et trop lourd.

 La maison de mon père a toujours été la maison de mon confinement. J’y ai toujours été coincée comme dans un piège, et j’y ai toujours fait ce qu’il y a de plus malin à faire quand on vit dans un piège : l’aimer. Quand on aime un piège, il devient un peu moins piège. Mon père qui était théâtral, comme mon arrière grand-mère était très théâtrale, disait toujours : si un jour il y a une guerre, vous viendrez vous réfugier à la maison ! (Dans ce « vous », il faisait allusion à mes sœurs et à moi). J’ai naturellement toujours aimé avoir la perspective d’un refuge si une guerre se déclarait. Quand nous avons pris connaissance de l’existence du virus et que le président Macron a dit que «  nous étions en guerre », je n’ai fait ni une ni deux et j’ai aussitôt quitté Paris pour me réfugier dans ma maison. Je n’aime pas, pourtant, l’habiter seule, car elle est grande, pleine de chambres et de présences. Je ne redoute pas ces présences, mais c’est un peu étrange de toujours sentir habitées des pièces vides.

J’essaie de suivre (à la télévision, sur le Net) l’évolution de la pandémie et de la situation en France et dans le monde entier. Je dois me défendre incessamment de la malheureuse pente qui a toujours été la mienne, de ne pas réaliser vraiment les choses. Mes amis m’envoient des mails, me téléphonent, tout le monde réfléchit beaucoup à cette pandémie, j’essaie de suivre. Mais, au vrai, je suis plus occupée par le surgissement de ces iris noirs dans mon jardin. Parfois je me dis que je suis pareille à ces femmes d’autrefois qui laissaient les débats politiques et les affaires du monde aux hommes, oeuvrant de leur côté à la confection d’un couvre-lit ou d’une tapisserie. Cette indifférence, frisant la sottise, me préoccupe depuis longtemps (et certains amis ne se privent pas, fort légitimement, de tenter de me secouer à ce propos), mais je me rappelle y avoir trouvé une espèce d’autorisation, très tôt, dans un livre de Lou Andreas-Salomé dont je ne sais plus si c’est La maison, ou L’érotisme (et je ne peux vérifier, ces livres étant dans ma bibliothèque à Paris), où elle faisait une comparaison entre le mouvement et l’agitation des spermatozoïdes et l’immobilisme des ovules, pour expliquer le besoin masculin d’aller dans le monde et celui, féminin, de rester chez soi. Cette analyse (pourtant assez bizarre) me frappa tellement, que je me revois très bien, à vingt ans, place de l’Odéon à Paris, m’arrêtant soudain de marcher pour y réfléchir. Depuis, dès qu’on me reproche de ne pas assez m’intéresser aux affaires du monde, ou dans les multiples occasions où je suis incapable de soutenir une conversation sur ce sujet, je revois aussitôt le visage de Lou Andreas-Salomé âgée, dont j’avais une photo chez moi, où elle semblait très rêveuse.

 Dans mon village de montagnes, il nous est interdit, comme partout en France, de nous promener plus d’une heure par jour, dans un rayon de plus d’un kilomètre. Les gendarmes veillent et circulent dans le village et autour. Ne pas pouvoir croiser les gens, ne pas être autorisée à les embrasser ni les toucher est désagréable, mais faisable. Ne pas se promener dans des chemins est beaucoup plus difficile. Un de mes moyens pour aimer le piège de ma maison a toujours été de me promener incessamment dans la campagne alentour. Aussi, même en ce moment, chaque jour je prends un bâton ou un parapluie – et à ce moment-là je pense évidemment toujours à Robert Walser, surtout quand j’ai un parapluie, car plusieurs célèbres photos de lui, sûrement prises par Carl Seelig, le montrent dans un sentier ou sur une petite route, tenant son parapluie roulé dans la main -, je sors par le jardin qui est derrière la maison, côté campagne, et sitôt le village dépassé, je m’engouffre dans de petits chemins invisibles de la route et des gendarmes. Ce qui me frappe, en ce moment, c’est à quel point la campagne est silencieuse, hormis le chant des oiseaux qui est strident. Mais coronavirus ou pas, les arbres, les buissons, les fleurs, les feuilles, l’herbe, les rivières et les cailloux vivent imperturbablement leur printemps annuel. C’est d’ailleurs l’impression que j’ai toujours eue en me promenant dans la montagne : après ma mort, ces chemins, ces taillis, ces bois, ces prés, ces touffes de fleurs, ces ruisseaux, seront exactement les mêmes, comme si je n’étais jamais passée par là.