Jean-Jacques Rousseau dans mes prés

Nouvelle parue dans la revue L’Infini (Hiver 1998). 

Qu’est-ce qu’un arbre?

Un arbre est le pommier sous lequel s’endort le père d’Hamlet tandis que son frère verse dans son oreille un poison brûlant. Un arbre est le poirier de notre jardin aux poires toujours blettes. Un arbre est le noisetier du jardin de madame Mary dont les noisettes sont toujours trop fraîches. Un arbre est ces petits arbres plats et minces de formes différentes qu’on voit à l’arrière-plan des peintures du Quattrocento. Un arbre est celui de Amarcord, dans lequel grimpe l’oncle fou qui crie : « Je veux une femme ! Je veux une femme ! »  Un arbre est l’un de ces fûts roux dressés dans les Landes. Un arbre est celui dont la branche énorme et transversale m’assomme alors que je monte au grand galop un cheval que je ne sais arrêter. Un arbre est cet énorme éléphant végétal de chez Jeanne Patelier à la branche duquel est accrochée une balançoire qui grince. Un arbre est le tilleul dont la grosse tête fleurie secoue sur la terrasse ses feuilles jaunes où circulent peut-être des scorpions. Un arbre est le souple prunier qui donne sur une autre terrasse, et nous volons des prunes, dures comme des cailloux. Un arbre est le catalpa aux haricots géants sur lequel donne la fenêtre de notre haute chambre à Bordeaux. Un arbre est le marronnier du fond du jardin et, surtout, celui qui fut abattu, ce dont Maman pleura parce qu’elle l’avait toujours vu. Un arbre est celui qui se dresse, rond, palpitant de soleil sur le pré du lac de Montbélier, c’est aussi ce bonzaï que m’offrit Catherine et d’où sortit un livre parce que tout à coup, en lui, s’étaient réunis tous les arbres que je connaissais (et ceux dont j’ignorais qu’ils fussent dans ma mémoire, mais qui y étaient aussi).

 Et ainsi de suite pour les arbres, comme ce serait le cas aussi pour les femmes si on devait définir ce qu’est une femme, pour les rues si on devait définir ce qu’est une rue. Si je dis le mot  » rue « , en effet, s’accumulent en un même point de ma conscience toutes les rues que j’ai vues – et j’en ai vu – mais aussi toutes celles qu’on m’a racontées, quand on disait : « Je suis passé par la rue untel et alors j’ai fait ci « , et toutes celles que j’ai lues dans les romans, et toutes celles que j’ai vues en peinture et au cinéma, ajoutons encore toutes celles dont j’ai rêvé la nuit. De toutes ces rues accumulées sort une rue imaginaire qui tient, allez, un exemple, de celle de Proust quand il allait  » du côté de Guermantes « , de celle que j’ai vue et parcourue à Illiers-Combray, de celle que j’ai prise à Rome avec Pierre ce jour-là, de celle qui allait de chez mes grands-parents paternels à chez mes grands-parents maternels quand on « passait par derrière », de celle qu’on prenait à Bordeaux pour aller de la maison au Lys bleu, de celle qu’on prenait pour aller de la rue des Pins à l’école Sainte-Marie, à Fontainebleau, et qui passait, à un moment, sous des lilas, de celle bien plus récente que j’empruntais avec Photini quand nous allions à la piscine d’Arles, et ainsi de suite.

 D’où vient que travailler à se souvenir de toutes les rues où on est passé cause de la joie ? Est-ce parce qu’alors toute votre vie semble réunie là ? Que vous la tenez dans votre main ? Et pourquoi cela causerait-il de la joie d’avoir toute sa vie dans la main ? Parce que cela la sauverait de l’oubli ? Du néant ? De la mort ? On ne fait rien d’autre quand on écrit (je ne fais rien d’autre) que rassembler ainsi toutes les rues parcourues lorsqu’on écrit le mot  » rue « , tous les visages qu’on a vus lorsqu’on écrit le mot  » visage « , toutes les sensations de chaleur qu’on a eues lorsqu’on écrit le mot « chaleur « , et ainsi de suite.

 Je pourrais passer beaucoup de temps rien que sur le mot  » rue », car les faire toutes remonter au jour, les extraire du grand chapeau d’ombre de l’oubli fait rajeunir ma vie. Allons pour les rues (et toutes les rues sans discrimination, toutes celles qui viennent à l’esprit et sont accrochées les unes aux autres par les maillons de l’association involontaire) : celle d’un tableau de Monet où flottent des drapeaux, celle que j’empruntais avec Lorraine pour monter place du Tertre où nous avions un ou deux demi amants, celle où ce garçon barbu, Simon – c’était devant le Collège de France, rue des Ecoles -, me fit des propositions grossières, celle où j’achetais des berlingots de lait Nestlé, de petites boîtes de crème Nutella derrière l’église Saint-Vincent, à Orléans, celle où nous habitions à Orléans et où madame Renard, mon professeur d’anglais, me prenait pour aller au lycée, celle – c’était presque uniquement un chemin – que nous empruntâmes de nuit, Marc et moi, en Tunisie, et où j’avais peur qu’on nous attaque, celle d’Aix-en-Provence où j’étais ensorcelée par R., celle d’Aix-en-Provence – la même? – où était mon hôtel où je bus seule toute une bouteille de champagne dans ma chambre, celle – encore – d’Aix-en-Provence qui conduisait à la maison que nous avions louée, Mark, Matthew, Margad et moi, celle du Bourg-Tibourg, à Paris, où je ressentis pendant des années toutes les peines et toutes les joies, celle de Babylone où P. vint à moi et trouva très long le long mur du couvent, celle… (Pourquoi hésiter maintenant? Manquerais-je de rues? Mais non, cent mille au moins dorment encore les unes sous les autres.) Je pense à la rue de Varenne, où à plusieurs reprises j’ai croisé une femme qui m’évoquait la Nadja de Breton, à la rue qui traverse Riom-ès-Montagnes et qui, pour des raisons que j’expliquerai sans doute plus tard, est la grand-rue de ma vie, celle qui passe à travers mon corps de bout en bout, sans le diviser pour autant, au contraire pour le réunir, celle où pour moi devant le seuil de chaque boutique c’est comme si les commerçants se tenaient avec des trompettes d’or et soufflaient dedans, celle où je suis légère parce que c’est l’été, où nul ne pourrait me convaincre d’emprunter les trottoirs. Il me faut toujours marcher au milieu de cette rue avec une préférence pour l’heure de midi où elle commence à être déserte et où la mairie est alors comme un temple, la boutique du marchand de lunettes, l’antre d’Héphaïstos, celle du marchand de primeurs, celle d’un dieu aux joues écarlates, et l’église! Parlons de l’église où s’engouffrent ma naissance, mon enfance, mon âge mûr, ma mort, et qui en scintille – son cadran – de mille feux d’or. Là où est établie la blanchisseuse, on lave le linge de ma vie qui ressort immaculé, raidi. En face, le bazar où j’allais en visite, petite fille, s’adosse à une ruelle morte, mais restons dans cette rue qui traverse Riom-ès-Montagnes. Sur la gauche, autrefois, il y avait une pâtisserie, la rue s’élargit à cet endroit, perd peu à peu sa fonction enivrante, tant et si bien qu’arrivée sur la place je sens tout ce qui est sacré derrière moi, sinon qu’à une centaine de mètres, une centaine de mètres encore, tout reprend : le fleuriste qui fleurit les tombes est encore un dieu dans sa boutique, la marchande de couteaux et de parapluies… C’est presque trop, cette rue. On pourrait y devenir fou si l’on y restait trop longtemps tant tout résonne avec une force magique, tout vous étreint, tout vous (me) saisit à l’aide de mille mains d’or légères et pointues qui sortent des boutiques, se penchent de dessus les arbres, surgissent du ciel, pour vous emmener, vous transformer, faire de vous une morte, une sainte, un repas. Dans l’autre sens, ma grand-rue est celle du retour, sa magie se dilue à mesure que j’avance, en restent les traces affolantes de l’aller, mais moins menaçantes, moins désirables, plus faciles à déjouer. Voyez-vous maintenant pourquoi j’aime parcourir cette rue en pensée, mille et mille fois? Même en pensée la magie joue. Même en pensée je me sens accaparée par ces mains d’or, ces antres de dieux, l’église, le temple de la mairie pareil à l’Acropole, même paré de sa guirlande de Noël qui dit  » Joyeuses Fêtes « .    

Et maintenant, nous pouvons ainsi explorer chaque mot. Leur donner une définition. Par exemple, au mot « femme ». Après avoir posé la question : qu’est-ce qu’une femme? Dire :

 Une femme est ma mère, est la Vierge Marie, est la statue de la Vierge qu’on monte sur un brancard de l’église de Saint-Hippolyte à la chapelle de la Font-Sainte chaque été (c’est « la montée de la Vierge »). A cette époque-là, les prés sont hauts, ébouriffés de milliers de fleurs légères, blanches, jaunes et violettes et bleues qui font dans les fossés des houles où l’on voudrait s’endormir. Si je commence à dire : qu’est-ce qu’un pré? Alors là, l’ivresse me guette, parce que des prés, j’en ai accumulé de tels, ils m’ont fourni de tels plaisirs, qu’avec un pré, sa couleur verte, l’élasticité de ses herbes courtes et savoureuses où circule un peuple de bêtes sur quoi se penchent les mufles roses laiteux des vaches formidables, je suis capable de m’asseoir jusqu’à la fin de mes jours sur un banc, de penser à eux, de ne penser qu’à eux et d’avoir sur le visage une telle expression de félicité, dans le corps une circulation si vive, si bondissante, que toutes sortes de choses peuvent arriver. Je peux en oublier les passants, grimper sur mon banc et me mettre toute nue comme j’ai vu une fois une folle dans un autobus à Paris le faire, je peux me mettre à chanter avec une voix ultra féminine, veloutée, utérine comme Joséphine la cantatrice, je suis capable de toutes sortes de folies si je me mets à penser trop intensément au pré, au mot « pré », à son tapis d’odeurs, à la douceur de ses soyeuses tiges, à la multiplicité de sa flore, à l’aspect presque gris qu’il prend sous le vent qui le couche et il commence alors à faire froid, à son immobilité sous le soleil des après-midi d’août, radieuse et effrayante immobilité qui fait presque mal parce qu’elle est éternelle et que cela fait peur. Le nez dans l’herbe, j’observe les minuscules animaux qui se fraient un passage en transportant des caisses, des vivres, des poutres, croisent des populations entières en déplacement dans la lumière verte de leur habitat naturel, prennent mon nez pour un roc, et mes pieds nus ne connaissent pas de plus vive joie que celle de se caresser à cette douceur doucement caoutchouteuse de l’herbe courte et tiède. J’ai voulu – l’ai-je fait? – avaler des prés entiers : oui, je l’ai fait. J’ai avalé celui qui est au-dessus de Riom-ès-Montagnes, au-dessus du cimetière bordé de potagers et qui descend, comme un beau pré descend doucement, tranquillement, avec générosité (pas comme le pré juste avant d’arriver à Collandres, sur la droite, qui, lui, descend à pic, avec raideur, violemment). Non, celui-là descend largement comme quand on ouvre les bras pour accueillir quelque chose. Je me suis assise à plusieurs reprises sur un banc qui le domine, je me suis concentrée, et petit à petit il est venu à moi, à ma bouche : d’abord son bord festonné d’herbes sèches et d’un peu de boue séchée où quelques cailloux faisaient des bonbons glacés. J’ai longuement mâché, ruminé, j’ai de nombreux estomacs et je fais passer les aliments des uns aux autres. Avoir la bouche pleine d’herbes un peu sèches, un peu vieilles, ce petit pâté sucré de boue, si cela ne vous est jamais arrivé, je vous le recommande. Puis le pré a suivi : ses longues herbes soyeuses avant d’être fauchées, son ruisseau, ses vaches extraordinaires, allez j’ai même englouti le cimetière avec tous ses morts, toutes les fleurs, plastique y compris. Ce qui est bien avec cette nourriture, c’est qu’elle est inépuisable. Vous rentrez chez vous après avoir avalé tout cela, vous vous croyez rassasié(e), et le lendemain, quand vous remontez en haut du pré, il est encore là, le même et jamais tout à fait le même pourtant, mais bien aussi vivant, aussi vivant que si vous ne l’aviez jamais avalé, et alors vous pouvez recommencer.  

 J’en ai vu une bonne dizaine qui étaient enclos d’arbres, de châtaigniers le plus souvent probablement, au fond d’étroits vallons. A cause de leur exposition, leur herbe contient du bleu, c’est un vert tirant sur le violet, un vert où il y a du noir, alors que les prés qui sont sur les plateaux contiennent du jaune dans leur vert. Les premiers font penser à ces  » retraites » que désirait Jean-Jacques Rousseau, c’est pourquoi quand je pense à la bonne figure de Rousseau, à ses ennuis de vessie, à sa manière d’appeler « Maman » Madame de Warens, aux grands arbres majestueux d’Ermenonville, je pense tout de même à ces petits prés vert noir, frais, et donc Rousseau est dans mes prés quand j’écris le mot « pré », il y a le visage de Jean-Jacques Rousseau imprimé dans ce vert noir avec toute son œuvre, mais surtout Les Confessions.

Mais qu’est-ce qu’une femme?

 Une femme est aussi cette folle qui débarqua chez nous au sortir de la gare d’Avon, complètement perdue, ne sachant plus ni qui elle était ni où elle allait. Mon père disant alors : « Elle est complètement perdue », avec un geste de pitié et d’impuissance, phrase qu’il répètera par la suite à de multiples occasions pour définir l’état de multiples autres femmes, avec le même geste, la même expression, aussi les mots « complètement perdue », où que je les trouve, surgissent-ils toujours pour moi de la bouche de mon père encadrée par son visage navré, et de ces mots « complètement perdue » surgit à son tour cette femme folle, rousse, élégante, égarée, qui vint droit chez nous au sortir de la gare alors qu’elle ne nous connaissait pas du tout.

Qu’est-ce qu’une femme?

 Une femme est ma mère malade qui ne prononce plus un mot et qui est étendue sur son lit de la clinique. Une femme est aussi, du même coup, la mère de Whistler assise de profil dans son fauteuil, et ma mère conduisant un cortège de femmes affaiblies fait entrer en piste l’aveugle Juliette du Bon petit diable qui est une femme, la malingre petite amie de Heidi qui est une femme, Emma Bovary sur son lit d’empoisonnée et ainsi de suite pour la ronde affaiblie, presque handicapée de femmes prêtes à mourir, ce qui fait que lorsque j’écris le mot « femme » ou lorsque quelqu’un le prononce (« Cette femme a dit ci », « Cette femme est cela », « C’est une femme qui… ») il y a pour moi de la maladie dans ce mot, quelqu’un de blanc qui est étendu, qui fait silence, et c’est pourquoi nombre de mes femmes, dans mes histoires, seront toujours des fantômes. Alors que si vous avez dans le souvenir au mot « femme » l’image d’une mère ou d’une voisine énergique, quand vous verrez écrit « femme », quand vous entendrez prononcer ce mot, quand à votre tour vous le direz, ce sera, mêlée à mille autres de vos images personnelles, cette femme-là qui surgira.

Et un homme? Qu’est-ce qu’un homme?

 Un homme est Diloy le chemineau, est Jacques – est-ce bien son nom? – de L’auberge de l’ange gardien, est Rousseau, est Bartleby, le prince Mychkine, Kafka, Walser, un homme est quelqu’un qui a en lui Diloy le chemineau, un homme est quelqu’un qui se tient derrière une claie dans un petit potager, qui a failli être tué par un ours, qui vous offre des fruits, un homme est Don Quichotte, un homme est doté d’une noblesse morale certaine (celle de Diloy le chemineau) et affligé, c’est le pendant de cette noblesse morale certaine, d’une certaine faiblesse. Ses membres ne sont pas particulièrement musclés, il a une tendance à être pâle et à subir des revers, un homme est curieusement inachevé d’un certain point de vue, un homme est Oliver Mellors, le garde-chasse de lady Chatterley, un homme est doué pour le supra amour, un homme est presque une femme tant il est peu agressif, un homme est le saint François des Fioretti, un homme, étant donné Diloy le chemineau, a de drôles d’habitudes sexuelles. Il peut être un peu masochiste ou exhibitionniste, ne fera jamais de mal à une femme mais risque de lui causer des désagréments par ses habitudes peu conventionnelles et ses dispositions émotionnelles assez particulières. Un homme, j’y pense, est l’apparition dans Le tour d’écrou, et donc peut-être un assassin. Un homme comme Diloy le chemineau peut parfaitement devenir un homme comme le tueur de L’inconnu du Nord-Express de Patricia Highsmith, un homme peut être psychopathe, c’est clair, il a comme Walser la passion anormale de servir, mais considérons qu’il a aussi, en même temps, le génie de Walser, de Kafka, de Rousseau, la puissance, donc, de Don Quichotte rendant tout à sa mesure, de Bartleby faisant s’incliner son chef devant lui, d’Oliver Mellors sachant réjouir une femme comme personne, un homme a cette douceur maternelle quand il veut mais comme il est aussi extrêmement puissant au sein de sa faiblesse constitutionnelle, il peut aussi, quand il le veut, devenir un tortionnaire. Voilà ce qu’est pour moi un homme, d’après ce que j’ai senti une fois.

Alors, qui êtes-vous?

 Votre monde est composé d’images. Vous sentez que pour bien comprendre ces scènes que vous avez vues, il vous faut les examiner avec soin, vous en saisir comme d’objets que vous retourneriez dans un sens et dans un autre. Pour cela, il vous faut du temps et du calme. Vous jouissez de ce temps et de ce calme, toute votre enfance. Mais alors, vous ne possédez pas encore les instruments nécessaires pour vous livrer consciemment à votre travail d’examen et de classement des scènes vues. Sans le vouloir vous les collectionnez pourtant, sans le savoir vous commencez à mettre de l’ordre là-dedans. Vous ne savez ni ce que vous faites, ni que cette activité a un nom et un sens. Vous pensez que la vie, c’est cela. Vous pensez que tout le monde fait la même chose que vous. Vous isolez dans votre esprit certaines scènes, certaines images, comme si vous traciez autour d’elles un trait de crayon. Puis vous les empilez, dans un coin, retournées, comme un peintre dans son atelier. D’autres scènes, en revanche, n’entrent pas dans votre collection. Ce sont des scènes qu’ont remarquées votre père ou votre mère ou d’autres encore, ils en parlent, ils en font mention, or celles-ci, bizarrement, vous ne les aviez pas remarquées vous-même, ou pas de cette manière-là. Elles appartiennent selon vous à leurs collections.

 A partir de l’événement de la lecture de Diloy le chemineau, vous faites aussi entrer dans votre collection d’images celles qu’ont suscitées vos lectures. C’est ainsi que dans l’empilement de vos images se mêlent des scènes que vous avez vues de vos yeux vues, mais aussi des scènes que vous avez lues, et enfin d’autres encore, d’une nature bien plus difficile à définir, qui seraient peut-être des scènes causées par vos désirs. Consciencieusement, vous tirez autour de chacune d’elles ce trait gras de crayon noir, consciencieusement vous les empilez, retournées : vous ne savez pas ce que vous faites, vous croyez que vivre, c’est cela.

 Vous disposez donc désormais et à tout instant de ce grenier, de cet atelier plein de vos images. C’est une présence secrète en vous, vous ne sauriez comment la désigner, qui vous permet, et cela n’est pas une mince découverte, de n’être jamais perdue, jamais seule, jamais inactive, et en quelque sorte de ne jamais souffrir. Peut-être même, de ne jamais désirer.

 Vous détestez être tirée de là-dedans. Cela arrive quand il vous faut grandir, mais alors vous allez vers ceux qui ne vous empêchent pas de classer secrètement vos petites affaires, vos images dans votre atelier.

 Comment avez-vous compris que classer et examiner ses images personnelles, c’était écrire de la fiction? Quelqu’un vous en a-t-il avertie? Est-ce par mimétisme – vous lisiez tant et aimiez tant lire – que vous vous êtes mise à composer une histoire et, le faisant, vous êtes rendu compte que cet exercice était celui qui vous permettait de manier vos scènes conservées? Ce doit être cela. Avez-vous cherché à reproduire en vous la grande faille miraculeuse produite par la lecture de Diloy le chemineau, à retrouver ce plaisir effarant de pénétrer dans un fleuve doux qui vous portait, une sorte de paradis où tout était éternellement lumineux, libre, du temps d’avant la conscience? Peut-être…

 Votre mère est morte, ce qui a augmenté alors, considérablement, votre collection. Il ne pouvait peut-être rien vous arriver de mieux que ce trésor de la mort d’un être chéri, trésor de chagrins, de terreurs, ruée d’émotions diverses, figures éplorées, cercueil : toutes choses qu’on peut hâtivement – il y a presque alors trop d’ouvrage – encadrer de son trait de crayon noir, isoler, collectionner. Vous avez beaucoup travaillé en ce temps-là. Votre atelier était presque plein. Il y avait tant de douleur et d’effroi qu’il fallait faire très vite pour ne rien perdre : découper les images, découper les images, à toute allure, comme on enterre les morts dans les pays où il y a eu la peste ou le choléra.

 Vous avez victorieusement fait face à votre propre chagrin, grâce à tout ce travail. Vous n’avez pas eu le temps de vous laisser aller, à peine celui de pleurer.

Des images encadrées d’alors?

 Votre père vient vous annoncer la mort de votre mère. Son visage, ces mots irréels : « Votre mère est morte », ce que cela cause en vous, ce que vous sentez en vos sœurs, le visage de votre tante qui assiste à la scène, ses gestes, ce qui se passe quand votre père s’en va, l’achat de vos vêtements de deuil, le voyage en voiture pour aller de Bordeaux à Riom-ès-Montagnes, ce qui se passe quand un membre de la famille est mort sur le visage des autres membres de la famille, et cætera.

Qu’est-ce que la mort?

 C’est votre mère qui disparaît du jour au lendemain, sans qu’on vous autorise à aller la voir morte, image qui vous manquera ensuite, qui manquera à votre collection, quoique pour l’avoir beaucoup imaginée vous ayez tout de même une image, imaginée. On vous a dit qu’elle avait été déposée sur le lit conjugal, dans la chambre de vos parents de la maison de Bordeaux. Des années plus tard, on vous a dit qu’on lui avait mis un foulard pour retenir sa mâchoire car les mâchoires des morts s’ouvrent. Vous la voyez donc parfaitement bien dans son lit bateau d’acajou (sous les draps? sur les draps?), la tête recouverte d’un foulard comme elle en portait d’ailleurs habituellement de son vivant. Vous voyez parfaitement la chambre où elle gît, mais vous vous demandez ce que cela fait d’y entrer. En pensée, vous gravissez assez souvent les marches crème de l’escalier recouvertes d’un tapis rouge et bleu maintenu par des tiges de cuivre jaune, vous tournez à gauche sur le palier et vous vous tenez un moment sur le seuil de la grande chambre parquetée dont le lit bateau en acajou est tout au fond. Vous cherchez à voir. Puis résolument vous vous avancez. A droite est le salon avec les quatre bergères tendues de soie gris pâle (vous avez hérité de deux de ces bergères), le piano, le meuble à musique, la haute fenêtre qui donne sur le jardin. Derrière, est votre petite chambre très haute aux murs recouverts de papier rose et blanc. Dans la chambre de vos parents, à gauche, contre le mur qui donne sur l’arrière-cour, sont une très grande bibliothèque aux portes vitrées et un secrétaire à cylindre (dont vous avez aussi hérité). Vous avez hérité des meubles qui ont vu, absorbé peut-être, la mort de votre mère. Vous en êtes contente. Vous franchissez la distance qui vous sépare du corps mort étendu arrêté de votre mère, mais quand vous êtes au-dessus du lit et que vous regardez, vous avez du mal à distinguer son visage. Pour que cette image fasse partie de votre collection, vous avez besoin de la retravailler assez souvent. Quand vous n’avez pas grand-chose d’urgent à faire (leçons, devoirs, activités d’enfant), vous montez l’escalier en pensée et vous recommencez. Vous ne redescendez jamais cet escalier. Arrivée devant le lit bateau et tentant de voir un visage, vous finissez chaque fois par disparaître vous-même à cet endroit-là, à ce moment-là. Cette visite n’est pas triste ; elle est agréable. Elle ressemble à l’activité de l’esprit quand l’esprit cherche quelque chose, une réponse à une question, et n’y parvient pas.

 La mort n’a pas d’autre visage pour vous que cette scène. Sinon celle d’un film que vous voyez juste après, Le grand Meaulnes, où un homme au visage bouleversé tient dans ses bras le corps d’une femme morte qui était son amour.

Qu’est-ce que l’amour?

 Bien longtemps, vous n’aurez pas la moindre idée de ce que sont la tendresse, le désir, la joie entre un homme et une femme. Ces mots-là n’ont pour vous aucun visage, ne sont représentés par aucune image. Quand vous voyez écrit le mot « amour » vous pensez à des larmes : au visage de votre père venu dire : « Votre mère est morte », au visage de l’homme dans Le grand Meaulnes, tenant dans ses bras le corps ployé et mort de son amour. Aussi ne comprenez-vous rien à ces filles, en classe, qui parlent des garçons et de ce qui les attire. Vous qui ne connaissez, pour source de joie immense, que Diloy le chemineau, vous n’êtes attirée que par les promesses de bourreau (Diloy le chemineau en psychopathe, être aux mœurs sexuelles incertaines) ou les promesses de fraternité spirituelle (bonté merveilleuse et soumission de Diloy le chemineau).

 Parfois vous vous plaisez à marcher sur un tapis de fleurs, sur un pré constellé de mille fleurs courtes, écarquillées, aux couleurs vives, comme si vous marchiez dans le jardin ou la forêt d’une tapisserie médiévale. Ici apparaît un lièvre immobile, là un cerf qui montre le candélabre de ses bois, au premier plan un oiseau est arrêté tandis qu’un lion sourit entre les feuillages comme dans le douanier Rousseau. Ce monde sans air et sans vent dont le ciel est absent, dont le ciel est encore ce curieux tapis de verdure où sont tombés des diamants et où les mystérieux animaux de la mystérieuse forêt se sont rassemblés doucement, vivant en paradis, c’est curieusement le vôtre. Que faites-vous là ? Comment êtes-vous tombée là ? Allons, les contes n’ont pas tant compté pour vous. Où avez-vous vu et à quelle occasion ces grands bois et ces clairières ? Est-ce quelque chose de votre vie lointaine, enfantine, minuscule, que vous auriez traduit en « grands bois », en « clairière » ? Car parfois on traduit, comme le font les rêves. La faux raye, dit le rêve, qui aligne une faux et la trace de sa lame. Les grands bois ? Et l’on voit la scène joyeuse d’adultes réunis buvant joyeusement.