Comment j’écris mes livres

6 avril 2013
Intervention dans le cadre des Journées des Ecrivains du Sud, créées et dirigées par Paule Constant, à Aix-en-Provence.

Texte paru dans la revue Études (mai, 2016), et dans la revue Granta, traduit par Mark Hutchinson (mai 2019).

Depuis longtemps, je tiens des carnets. J’y poursuis une réflexion, non pas de manière quotidienne, mais suivie. C’est mon travail courant. Puis, un jour, je lâche ces carnets parce qu’un roman s’est mis en route qui, d’ailleurs, à première vue, semble n’avoir que très peu de rapport avec ce que j’ai noté pendant des mois.
Ce qui détermine mon entrée dans un roman, c’est une première phrase qui soudain surgit et me semble contenir tout un livre. Car, certaines phrases qu’un jour on produit, et c’est assez mystérieux, renferment puis accouchent d’une histoire qui rend compte de toutes vos connaissances, de toute votre expérience, et les articule mieux que vous ne sauriez jamais le faire dans une autre dimension que celle du roman.
Cela signifie donc qu’en elles, ont été convoqués, rassemblés tous vos souvenirs, toute votre vie, toutes vos lectures, toutes vos impressions, qui soudain y sont simultanément présents et vivants. 

De quelle manière se fabrique cette première phrase ? La seule chose que je sais des conditions de sa production (même si, à chaque fois, il semble que ce soit de l’ordre du miracle et qu’il n’y a donc aucune raison pour que cela se reproduise), c’est qu’il me faut pendant des mois, pour ne pas dire tout le temps :  

1) Beaucoup de silence ;
2) Beaucoup de solitude ;
3) Une espèce de paix intérieure ;
4) Et une vigilance permanente à ce qui s’élabore en moi.

 Comment je reconnais une phrase qui contient un de mes romans, lorsqu’elle surgit ? Parce qu’elle a beau être petite, maigre, et parfois même n’avoir l’air de rien, pour moi, elle est gonflée comme une outre, pleine comme un œuf, on ne peut rien y glisser d’autre. Et puis elle fait entendre un son, qui serait le « son de ma vie ». Cette reconnaissance-là, avoir l’impression de reconnaître le « son » de sa vie, c’est à peu près inexplicable, je crois.
Le jour où est passée en moi la phrase suivante : « La première fois que je vis mon père vêtu en fille, j’avais sept ans », qui est la première phrase de Petite table, sois mise !, elle était pour moi gonflée comme une outre, pleine comme un œuf, c’est à dire qu’il y avait pour moi, dans cette phrase-là, à cette époque-là, toute ma vie, tout mon imaginaire, toutes mes lectures, tous mes souvenirs, toutes mes impressions. Cette phrase bizarre contenait ma vie, alors que, bien sûr, quand j’avais sept ans, je n’ai jamais vu mon père habillé en fille.
Dès que la première phrase est écrite (car il faut qu’elle le soit ; si je me contente de la garder présente à l’esprit cela ne donne rien), se met en place une sorte de parthénogenèse où chaque phrase accouche de la suivante avec une relative facilité. S’entremêlent alors des scènes que j’imagine et des bribes de souvenirs. Et ce qui est intéressant, c’est que l’imagination et les souvenirs font alors bon ménage, comme si celle-là et ceux-ci n’attendaient que l’autre, que cette rencontre, pour constituer une histoire. C’est d’ailleurs peut-être ce qui se passe dans la mystérieuse première phrase : soudain une parfaite idylle entre l’imaginaire et ce qui a été vécu. Je pense que « Longtemps je me suis couché de bonne heure » est emblématique de ce phénomène-là.
Au cours de Petite table, sois mise !, en écrivant ce texte assez vite comme j’écris tous mes livres, c’est-à-dire en deux ou trois mois, au fur et à mesure que je racontais les scènes qui surgissaient, j’ai reconnu : 

1) Des personnages de mes anciens livres qui réapparaissaient sous d’autres noms et dans d’autres situations, et notamment des personnages de mon deuxième roman, Eva Lone.
Par exemple, dans Petite table, sois mise !, il y a un personnage qui s’appelle Pierre Peloup et qui est opticien. Dans Eva Lone, il portait un autre nom et il était agent de la circulation. Mais ce personnage m’évoque aussi des amis d’autrefois : l’un dont le visage ressemblait à un loup, et un autre qui était comédien et vivait avec sa mère. Donc, dans « Pierre Peloup », dans les mots « Pierre Peloup » il y a tout cela pour moi, plus les mille détails de mon amitié avec l’ami qui ressemblait à un loup et le comédien qui vivait avec sa mère. « Pierre Peloup », uniquement avec son nom, renferme des mondes presque inépuisables pour moi, sans compter sa parenté avec Pierre et le loup, les conditions dans lesquelles j’ai entendu cette musique, etc. Chaque mot et chaque nom propre, à mesure qu’ils surgissent de cette manière-là, sont à leur tour des mondes.
2) J’ai donc reconnu ce personnage de mes livres, mais aussi une jeune fille que je voyais à vingt ans, à laquelle je n’étais pas particulièrement liée, mais qui a resurgi là,
3) Une maison que j’avais vue dans un film, et je me demande si ce film n’était pas Cérémonie secrète de Joseph Losey. A moins que ce ne soit la maison que j’ai construite dans le texte qui m’évoque Cérémonie secrète
4) Un bout de voyage en Italie que j’avais fait en réalité quand j’avais vingt ans.
5) Un personnage d’un roman de quelqu’un d’autre, mais je n’ai jamais pu me souvenir de quel personnage ni de quel roman il s’agissait, etc. 

Bref, ce que j’ai rencontré en écrivant ce livre, c’est un patchwork absolument composite, mais qui, bizarrement, semble alors fait du même tissu, et d’un tissu neuf sans accroc.

En général, et dans ce livre-là comme dans les onze autres qui l’ont précédé, je suis toujours arrêtée au milieu du livre. Au milieu, exactement. C’est même devenu si systématique, que désormais je sais que lorsque je me trouve bloquée à la page 50, le livre fera 100 pages ; arrêtée à la page 80, le livre en fera 160 ; c’est toujours quasiment à la page près.
Et comme, en écrivant, j’ai toujours l’impression de faire une marche, une randonnée, et de gravir une montagne, j’en déduis que c’est lorsque j’arrive au sommet que je fais une pause.
Là, la situation est un peu angoissante alors que jusqu’ici tout allait bien. C’est comme si je ne savais pas de quel côté redescendre, comme si je ne voyais plus de chemin. Autrement dit, la dernière phrase de la page 50 ou de la page 80 n’a pas accouché d’une autre. Le système de parthénogenèse s’est bloqué.
Je finis en général par trouver la suite, mais après avoir essayé plusieurs chemins, m’être trompée à plusieurs reprises, c’est-à-dire en tentant de poursuivre l’histoire alors que je ne la sens plus, que je ne la vois plus, qu’elle ne vit plus vraiment. Alors je reviens au point où c’était encore vivant, et je recommence à chercher. C’est ainsi pendant cinq ou six jours : chaque jour, j’écris cinq ou six pages, et chaque matin, je fais disparaître ces cinq, six pages de la veille pour en revenir, encore une fois, là où c’était encore vivant.
J’ai fini par « trouver un truc », et ceci dès mon premier livre : il faut, pour que je puisse continuer, que j’invente une phrase qui soit si bien inventée qu’elle trompe jusqu’au texte. Autrement dit : il faut que le texte la prenne pour une phrase qui serait née de lui. Et, à ce moment-là, on peut dire que mon texte avec qui j’avais jusqu’ici de bons rapports, est devenu un ennemi ou en tout cas un adversaire. Il faut que je lui fasse prendre une vessie pour une lanterne. Il y a donc toujours, au milieu de mes livres, une fausse phrase, fabriquée, qui donne l’illusion d’une phrase véritable, vivante, pleine, coulant de source. Dans Petite table, sois mise ! qui compte 52 pages, c’est bien sûr à la page 26 que c’est arrivé et c’est la phrase suivante : « C’est grâce aux frères Vinssé que nous sortîmes de ce mauvais pas ». Ce qui d’ailleurs veut tout dire …
Quand j’arrive à tromper mon texte, je peux repartir et les phrases à nouveau se remettent à accoucher les unes des autres sans problème. Néanmoins il faut alors que je sois très prudente, plus prudente qu’à l’aller, car j’ai tout de même commis une sorte de crime, là-haut, dans la montagne (faire passer une phrase fausse pour une phrase vraie, c’est un crime en littérature) et le texte pourrait soudain s’en rendre compte et me tomber dessus, m’engloutir, se venger qui sait. Un peu comme La Venus d’Ile.
Je fais donc profil bas jusqu’à l’arrivée. Et je redescends toujours la pente comme si c’était celle d’un volcan en activité.
C’est peut-être pour cela que Thomas Mann a appelé la littérature La montagne magique. Parce que ce n’est pas seulement un roman qu’il a appelé ainsi ; c’est la littérature. Lui, j’imagine qu’il a eu peur d’être englouti dans l’écriture puisque, de sa montagne, les gens ne peuvent plus redescendre et désirent passionnément y mourir. Mais peut-être que, dans La montagne magique, il y a une phrase fausse aussi. Une phrase qui feint d’être vivante, qui feint d’appartenir au texte, et qui est en réalité fabriquée de toutes pièces pour permettre une articulation et une suite.

Je préfère, dans un livre, rencontrer mon imaginaire que des souvenirs. Parce que mon imaginaire me surprend, m’amuse, et surtout, parce qu’il en sait beaucoup plus long que moi. Quand ce qui arrive est de l’ordre du souvenir, comme dans Petite table, sois mise !, l’épisode d’un voyage en Italie par exemple, voyage que j’ai réellement fait, je suis toujours pressée de voir sur quelle phase imaginaire ouvrira ce souvenir.
Mais surtout, j’ai alors l’impression que ce voyage réel, en fait je l’ai vécu comme une fiction, et je dirais même, comme une de mes fictions. Parce qu’il arrive toujours un moment un peu troublant avec mes souvenirs, c’est lorsque je ne sais plus très bien si telle scène, je l’ai vécue, ou si je l’ai écrite. Je ne dirais pas, comme Marguerite Duras, que « ce qui est écrit remplace ce qui a été vécu » ; je dirais même plutôt que ce qui a été vécu a été écrit, avant même de parvenir jusqu’au livre. Et que, lorsque cela surgit dans le livre, il n’y a quasiment plus aucune différence entre le souvenir et l’imaginaire parce qu’ils sont tissés de la même matière. Le souvenir est devenu fiction, mais il se peut que la situation elle-même ait été vécue comme une fiction, comme une lecture, comme un songe, et même comme un roman qu’on était en train d’écrire, alors qu’elle se produisait. Il y a peut-être une manière de vivre, qui serait la mienne, qui consiste à croire que ce qui se déroule en vous et autour de vous est un roman que l’on est en train d’écrire.  

Pour en revenir aux petites gênes techniques de la rédaction du livre, qui ne sont d’ailleurs pas seulement techniques, je dirais qu’elles sont bien autant d’ordre existentiel, et même spirituel : le problème majeur que je rencontre, c’est celui des embranchements. Parce qu’une phrase accouche souvent non seulement d’une autre, mais de deux ou trois autres. Il faut donc en choisir une, celle qui permettra d’aller jusqu’au bout car les deux autres ne mènent pas jusqu’au bout ; elles aboutissent à des impasses. C’est exactement comme dans un labyrinthe, il n’y en a qu’une seule qui mène à la sortie. Il n’est donc pas rare que je me trompe, que j’en choisisse une qui est parfaitement séduisante mais qui finit dans une impasse, cinq, dix ou quinze pages plus loin. Je reviens alors en arrière, je fais sauter les quinze pages écrites, et je choisis l’autre phrase que parfois j’ai pris soin de noter dans un coin ou de garder très présente à l’esprit. Autrement dit, je suis plus souvent dans la réduction que dans l’amplification ; j’ai une grande tendance à couper plutôt qu’à développer. Même si je prends soin, mon maître en cela étant Kafka, de dépasser toujours un peu mes limites quand une scène ou un paragraphe est achevé. C’est à dire que je m’efforce toujours de le poursuivre d’un iota supplémentaire, parce que c’est dans ce iota qu’il y a quelque chose de très précieux.

Presque chaque jour (car je travaille chaque jour lorsque je suis embarquée dans un roman), je relis le livre en entier, avant de le reprendre et de continuer. Comme j’écris des livres relativement courts, ce n’est pas trop difficile. Pendant la rédaction, la partie déjà écrite est toujours entièrement présente à mon esprit avec ses détails et ses micro détails. Je crois que je ne pourrais pas avancer si, à tout instant, je n’avais pas à l’esprit toute la forme, les mouvements, les volumes, la géométrie dans l’espace de la partie déjà écrite, avec les détails si fins de ses sonorités, ses ombres, ses lumières, ses rythmes, qu’ils ne seront même pas perceptibles au lecteur. Le « sujet » du livre, sujet entre guillemets, ne me préoccupe qu’à 1%. C’est la composition de l’objet qui occupe mon esprit à 99%, parce que la vérité et la présence du livre, ce qu’il transmet en matière de connaissance, est essentiellement dans sa composition, c’est à dire son expression et sa pensée.
Enfin, ce qui reste très important, c’est la fin du livre. Où vais-je m’arrêter ? Quand vais-je m’arrêter ? L’histoire, on le sait bien, n’est jamais finie puisque nous travaillons dans une autre temporalité que celle de la vie. Nous travaillons en toute simplicité dans l’éternité. Mais il y a un moment où, à son tour, le livre est plein comme un œuf, et où le poursuivre l’endommagerait, affaiblirait sa présence.
Dans Petite table, sois mise !, comme dans tous mes autres romans, j’ai été cruellement divisée entre le désir d’en finir et d’en finir même au plus vite (on se rappelle que dans son cours merveilleux sur le roman, Roland Barthes disait que les écrivains ne commencent un livre que pour le finir). Donc le désir d’en finir, et le désir d’y demeurer le plus longtemps possible tellement j’y étais bien, tellement je ne suis absolument bien qu’à l’intérieur d’un roman. Alors il s’est passé ce qui se passe toujours pour moi : j’en ai fait des dizaines de pages en plus. Le livre faisait 120 pages et pourtant je savais bien, je sentais bien que c’était fini à la page 52. Les pages suivantes sont des vacances, on se fait semblant à soi-même d’être encore dans cet Eden où votre imagination joue avec vos souvenirs comme joue un enfant. Parfois même, il y a alors des pages pas mal du tout, mais ce n’est pas le livre, ce n’est plus le livre. Alors il faut sabrer, ce que je finis aussi toujours par faire. Et, pendant quelques semaines après le point final, par plaisir, je continue à penser à des prolongements possibles dont je sais bien, au fond, qu’en vérité ils sont impossibles. Car une fois que vous êtes sorti du labyrinthe, vous en êtes sorti.
Après mon roman, Le cheval blanc d’Uffington, publié en 2002, j’ai écrit dans mes carnets « qu’avoir achevé un livre, c’était comme revenir du pays des morts ». Certes il y a de cela ; on a joué avec des Ombres. Je ne crois pas aux romans qui ne jouent pas avec des Ombres. Mais c’est, en tout cas, revenir d’une expérience psychique assez particulière. Et puis, tout recommence assez vite : la longue préparation secrète, la longue cérémonie secrète de la préparation d’une première phrase qui contient votre vie, et c’est reparti.