Carnets

Extrait paru dans la revue Les Moments littéraires, N°40 (2018).

23 octobre 2017

Rêve cette nuit. Je me découvre une blessure au talon qui existait déjà mais s’est beaucoup amplifiée. C’est une blessure assez belle, très belle même, qui ressemble à l’aquarelle qu’aurait pu faire Dürer d’un oignon découpé. Je me dis que je ne peux pas rester plus longtemps avec ce talon ouvert, cette blessure béante, et qu’il faut la faire suturer. Mais comment, d’ici là, la protéger de toute infection ? Quelle sorte de feuille, pellicule, linge, faut-il poser dessus ? 

*

Cela fait très longtemps que j’ai envie d’aller à Trieste. J’ai revu hier le (très bon) film de Mathieu Amalric, Le stade de Wimbledon (qui se passe à Trieste), et je n’ai plus du tout envie d’y aller. Parce qu’évidemment j’avais une image de Trieste formée par mes lectures (Giacomo Joyce, Senilita, etc), assez précise, détaillée, au point que j’aurais pu faire des croquis de certaines rues, or la réelle Trieste filmée par Amalric ne ressemble pas à celle que j’ai imaginée et construite. Il en est de même, bien sûr, pour de nombreux lieux où lorsque je m’y suis rendue j’ai été déçue, et que je n’ai pu garder en moi comme des îles de douceur et de beauté que lorsque je n’y suis jamais allée. 

*

24 octobre 

En ce moment je regarde un film presque chaque soir, et chaque nuit, dans un rêve, je me repasse le film en y participant. Je deviens un personnage du film. 

*

Mon professeur d’anglais qui est un jeune homme qui commence à écrire (il est venu vivre à Paris à cause de Beckett, comme des légions de jeunes Anglais lettrés), me raconte que lorsqu’il avait seize ans, son professeur de littérature demandait aux élèves l’exercice suivant : rajouter une scène à Hamlet par exemple, ou un chapitre à tel ou tel roman. Et il me dit que cette manière de faire est devenue sa manière d’écrire. Que désormais, pour lui, écrire, c’est ajouter une scène ou un chapitre à un livre imaginaire. Voilà une histoire qui enchanterait Vila-Matas. 

*

Ce jeune professeur d’anglais rougit quand il dit qu’il a commencé à écrire un roman. 

*

Je trouve bizarre toute cette agitation autour des avances sexuelles déplacées de tel ou tel. Je ne peux pas croire qu’une femme adulte soit aussi désarmée. Quand j’ai reçu ce type d’avances (dans ma jeunesse), j’ai trouvé cela bête, lourd, maladroit, mais je ne l’ai jamais ressenti comme une offense. Et si ces avances avaient été accompagnées d’une sorte de chantage pour une promotion quelconque (cela ne m’est jamais arrivé), je crois que je n’aurais eu aucun mal à remettre le monsieur à sa place. 

*

On m’a dit qu’il était inutile de prendre rendez-vous. Ce matin je décide enfin d’aller dans ce centre médical pour subir un examen qu’on m’a prescrit il y a déjà quelque temps. Je me présente à la réception, et on m’apprend que l’appareil vient de tomber en panne. L’autre jour, je cherche une agence de voyage qu’on m’a recommandée, dans un quartier que je connais peu. Je tourne longtemps, on me renseigne mal, je finis par trouver la rue, aller jusqu’au numéro : c’est un coiffeur, qui me dit que l’agence n’existe plus. C’est un peu le tableau de ma vie en ce moment, mais ce qui est drôle, c’est que ça a toujours été le cas à certains moments de ma vie. C’est comme si tout d’un coup il y avait une sorte « d’arrêt sur image », puis le film reprend, et alors les appareils se remettent à fonctionner et les agences réapparaissent. 

*

25 octobre 

Vu hier soir un film de Chabrol, Rien ne va plus, et ça n’a pas manqué : cette nuit j’étais dans le film, dans le camping-car où Isabelle Huppert annonce à Michel Serrault (son complice, dont on découvre presque à la fin du film qu’il est aussi son père, ce qui constitue d’ailleurs l’élément fascinant du film) qu’elle va partir quelque temps de son côté. Moi j’y étais avec S., notre camping-car était garé dans une espèce de parking pour forains un peu glauque et désert, et je n’étais pas absolument enchantée de cette situation. 

*

Je dessine rêveusement une petite silhouette sur une feuille tandis que j’attends un interlocuteur au téléphone, et je pense : tiens, je vais écrire une histoire pour enfants et elle s’appellera : Le capitaine Hook. Puis ce capitaine Hook me disant quelque chose, je réalise assez vite que c’est le nom anglais du capitaine Crochet. C’est ainsi que souvent je crois inventer (pendant quelques secondes) des choses qui existent. Je me rappelle avoir fait cette expérience des dizaines de fois, et par exemple en écrivant mon dernier roman, Voyage avec Vila-Matas, où je parle de Bordeaux, avoir cru pendant quelques secondes que j’inventais Bordeaux, et le nom, et la ville. 

*

26 octobre 

Pas mal d’insomnies en ce moment. Mon « truc » actuel pour retrouver une certaine paix, c’est de penser à la maison de mon ami Jean-Benoît Puech, à Orléans, qui a beaucoup de charme. Je m’installe dans cette maison (pardon Jean-Benoît), je déplace ou change certains meubles, j’en garde d’autres, mais surtout, je m’installe dans la cuisine dont la porte donne sur le jardin, et j’ouvre cette porte. Je prends là un très long petit déjeuner, je vois des oiseaux dans le jardin, puis je circule dans la maison qui est devenue la mienne (re-pardon Jean-Benoît), et je m’installe, tiens, dans le bureau de Jean-Benoît où j’écris un de ses livres. Cette vie-là me paraît beaucoup plus douce que ma vie actuelle qui est un peu âpre, et en général je finis par me rendormir apaisée. Avant (l’année dernière par exemple), je jouais au même jeu avec la maison de mes grands-parents à Bordeaux. J’y ai passé un temps fou pendant mes insomnies, à entrer dans une pièce, une autre. Mais c’était différent. Il n’y avait pas de bureau où écrire. 

*

Je lis une déclaration de Depardieu avec laquelle je me sens d’accord, comme souvent: « Nous avons dépassé Orwell: nous sommes dans La faune de l’espace de van Vogt, où plus personne ne comprend rien. Le suffrage universel, c’est fini : nous sommes dirigés par Apple et Zuckerberg ». 

Je me rappelle un mot extraordinaire qu’il avait eu sur la lecture. A un journaliste qui lui demandait (il y a deux, trois ans) s’il continuait à lire beaucoup : « Oui, et pourtant cela me donne beaucoup de mal, car les livres me restent dedans », avait-il répondu. 

*

27 octobre 

Je lis hier Chronique des oubliés (1994) de Velibor Colic. J’ai trouvé le livre chez un soldeur, je l’ai feuilleté, ce que j’ai lu m’a paru impressionnant, ce qui s’est confirmé à la lecture le soir. Chaque fois qu’on lit des textes remarquables sur la guerre, tout ce qu’on a écrit, à côté, paraît mièvre et même presque illégitime.
Ce matin, je tape Velibor Colic sur Google, je vois sa photo, et je me rends compte que j’ai dîné avec cet homme à la Foire du livre de Brive il y a quelques années. Nous étions nombreux, j’ignorais qui il était et ce qu’il avait vécu, nous avons bavardé, plaisanté, et j’ai honte ce matin de mon ignorance. Son nom, au moins, aurait dû m’avertir de ce qu’il pouvait avoir vécu. Je me rappelle une amie romancière qui se montrait très affectueuse avec lui. Nous la taquinions un peu sur son appétit sexuel (dont elle ne se cache pas). Mais je comprends aujourd’hui qu’il s’agissait sans doute moins d’appétit sexuel que de savoir et de sensibilité. 

*

« Ma vie, écrit Carson McCullers, repose presque entièrement sur le travail et sur l’amour, et j’en remercie Dieu. Le travail n’a pas toujours été facile. L’amour non plus, dois-je ajouter. En ce qui concerne ma vie de travail, elle a été marquée, dès l’âge de dix-sept ans, et pour de nombreuses années, par un roman auquel je ne comprenais rien ». Je connais cette déclaration (qui se trouve dans sa correspondance, je crois) depuis des années, mais elle m’est revenue en mémoire l’autre nuit quand je suis tombée sur une émission sur McCullers sur France-Culture, où j’ai entendu un homme dont j’ai noté le nom, Olivier Kaeppelin, parler merveilleusement de son œuvre. Il y a encore des gens qui savent ce que c’est, la littérature. 

*

28 octobre 

Merveilleux Woody Allen avec sa très savante légèreté. Je revois Magic in the Moonlight (de 2014), qui est un film sur la mort, sur l’au-delà, sur la croyance en Dieu, et c’est léger et irisé comme une bulle de savon, avec un rythme et une composition d’une exactitude et d’une fermeté parfaites, on dirait du Bach. Merveilleuse scène finale entre la vieille tante sagace et le neveu qui ne croit pas à l’amour. On la croirait, tant elle est sophistiquée, sortie d’un roman de Henry James. La tante feint d’être absolument d’accord avec les insanités que déclare son neveu, et par cette feinte, tandis qu’elle fait une patience, intervient peu, ne le regarde pas et le laisse parler, elle l’amène peu à peu à découvrir ce qu’il ressent réellement (de l’amour pour une jeune fille). En fait c’est une scène de séance analytique. Ce qui m’a fait penser qu’une des originalités si mystérieuses de James, c’était d’écrire certains passages comme la transcription d’une séance de psychanalyse. 

*

Définition du cinéma (dans A Rome avec Nanni Moretti, de deux jeunes auteurs italiens) : un « moyen de transport ». 

*

J’ai essayé de penser aujourd’hui à l’époque où je n’écrivais pas encore, à ce que c’était que de vivre sans écrire (ce qui remonte à avant mes douze ans). Et je n’ai rien trouvé d’autre qu’une sorte d’inquiétude vague, une impression d’images et de perceptions disparates, et l’attente de quelque chose qui réunirait tout cela et lui donnerait un sens. 

*

29 octobre 

Bienheureux Clément Rosset que je relis en ce moment et qui explique dans Fantasmagories (2006) que le contraire du réel, ce n’est pas l’imaginaire mais l’illusoire, l’imaginaire étant un des modes de préhension du réel, comme la mémoire. Je dis «bienheureux » quand je pense à toutes les sottises qui sont dites aujourd’hui sur l’imaginaire et la fiction. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement des sottises, mais une incompréhension qui m’apparaît comme une véritable maladie de la pensée. Pas une interview, pas un débat, pas une « rencontre littéraire » où les pauvres romanciers ne soient obligés de suer sang et eau pour expliquer que non, la fiction ce n’est pas « broder », ce n’est pas « romancer », c’est simplement penser plus loin. 

*

Mon nouveau vis-à-vis (immeuble d’en face) quand je me tiens dans mon bureau, semble être un étudiant qui travaille dur, penché sur des feuilles et des livres (!) (il y a un ordinateur, mais sur le côté de la table) dès huit heures du matin et parfois jusqu’à minuit (après je me couche). Excellent pour moi. 

*

En regardant le film Les amants de demain (1959) de M. Blistène, avec Michel Auclair et Edith Piaf, j’ai enfin compris à qui Marguerite Duras me faisait toujours penser (sans que je trouve à qui), à la fois physiquement, dans sa présence, sa manière de parler, mais aussi dans ses livres : à Edith Piaf. 

*

J’ai fait un rêve très libérateur la nuit dernière. Rêvé d’un gros serpent qui s’était développé (avait grandi et s’était amplifié) chez moi (dans ma maison d’Auvergne), et je réussissais à le chasser. A le jeter dehors.