L’art de la joie

Octobre 2022

 Entretien avec Éric Dussert et Feya Dervitsiotis, paru dans Le Matricule des Anges (n°237).

 On a parfois la sensation, notamment dans votre nouveau roman, d’entrer en vous lisant dans un tableau du XVIIIe siècle, avec boucs aux cornes d’or, un peu à la manière dont filmait Peter Greenaway ses jardins. Ésope et sa fable font-ils écho chez vous ?

Ésope, je ne crois pas… J’ai bien eu le sentiment d’y aller un peu fort avec ces « boucs aux cornes d’or », mais je crois que l’image venait d’une Bible illustrée que j’avais enfant, dont les illustrations étaient assez saisissantes. Il y avait Jonas avalé par la baleine ou la mer rouge qui s’ouvrait en deux pour laisser passer les Hébreux, et puis un bouc ou un bélier quelque part… En fait, je suis pleine d’images mais pas seulement d’images regardées, d’images lues aussi (des scènes de romans), ou même vécues. Il n’y a pas de continuité dans mes souvenirs. Ils sont comme des images découpées, sans lien les unes avec les autres, à la fois fixes, muettes et colorées, mais très détaillées et très précises. Un peu comme un jeu de cartes illustrées, si vous voulez. Parfois j’ai l’impression que je cherche à raconter une histoire en retournant ces cartes, comme on fait une patience ou un jeu de divination.

 Dès votre premier roman, vous vous éloignez du monde contemporain. Dans des paysages campagnards, on s’occupe de sentiments, on suit les évolutions de la vie, on observe les liens qui se tissent entre personnages, on est investi dans une quête. Pour autant vos textes ne sont pas des utopies, ils contiennent de la violence, une ironie moqueuse, des drames humains. Comment définiriez-vous ce lieu et ce temps que vous avez créés ?

Je dirais que ce sont ceux d’un petit théâtre avec sa troupe de personnages… Je me rappelle qu’à mes débuts j’étais un peu inquiète de toujours situer mes histoires dans des paysages et des époques au fond peu définis. Puis une amie m’a dit un jour – je me rappelle exactement où, tant cela m’a frappée, c’était sur le pont Henri IV à Paris – que j’écrivais « à partir de la littérature ». Je ne crois pas que ce soit exactement le cas, mais cela m’a rassurée. A cette époque d’inquiétude, je me rappelle avoir introduit ici et là dans mes histoires les mots téléphone, ordinateur ou carte bleue, par souci de montrer au lecteur que j’étais parfaitement au courant du monde dans lequel nous vivions. Mais il se peut aussi, qu’au fond, mes personnages soient des fantômes.

Deux textes de vos débuts, La petite épée du cœur et Film, sont particulièrement, intensément, visuels sans être réalistes. Dans quel état étiez-vous lorsque vous les écriviez ?

Autant que je m’en souvienne, La petite épée du cœur a été déclenché par deux choses : la vue d’un toit rouge minium dans un tableau anglais (j’ai hélas oublié de qui était cette peinture), et la vue d’un arbre dressé, seul, au milieu d’un pré à l’entrée d’un village dans le Cantal. Je ne sais comment, cela a introduit tous les personnages, leur histoire, l’hôtel dans lequel ils vivaient (qui n’avait d’ailleurs pas de toit rouge). Je me rappelle qu’en effet je voyais la scène, toutes les scènes, avec une grande précision, comme un film. C’est peut-être ce qui m’a fait écrire Film ensuite, parce que j’étais frappée depuis mon premier livre par cette expérience qui se renouvelait à chaque fois : voir l’histoire que j’étais en train de raconter et d’imaginer, comme un film qui se déroulerait au fur et à mesure devant mes yeux. Dans tous mes premiers livres, seul mon imaginaire fonctionnait. Il n’y a pas en eux l’ombre d’un souvenir de choses vécues.

Votre éditeur américain, New Directions, a publié trois de vos livres en un : Le narrateur, Le.Mat et Petite table, sois mise ! sous la bannière de « contes moraux ». Un de vos éditeurs français, Verdier, a repris cet arrangement dans une publication en poche l’année dernière. Que pensez-vous de cette initiative et surtout de la catégorisation en contes ?

Je crois qu’aux États-Unis, on n’a pas l’habitude de publier en un volume un texte très court comme Petite table, sois mise ! ou Le.Mat qui font chacun  moins de cent pages. C’est pourquoi mon éditeur a fait le choix de rassembler ces trois textes. J’ai été contente que Verdier le reprenne, surtout parce que cela donnait une nouvelle chance d’être lu à mon texte, Le.Mat, publié en 2005, car à sa sortie (sauf dans le Matricule !), il n’y avait pas eu de compte-rendu en France dans la presse. Comme mes textes sont un peu difficiles à définir, on les appelle « contes ». Je crois qu’il faut l’entendre dans le sens de conte philosophique plutôt que conte de fées, bien sûr.

On a du mal en effet à « classer » vos textes. Vous reconnaissez-vous néanmoins dans le travail d’un écrivain contemporain, français ou étranger ?

Cette question de classification, je me demande si ce n’est pas un peu français. Aux États-Unis ou en Angleterre, j’ai l’impression que ça pose moins de problèmes. Mon idée, c’est que dans les pays anglo-saxons, les gens qui lisent sont bien autant familiers du roman que de la poésie qui y est encore très vivante et surtout très différente de la nôtre, beaucoup plus narrative que la poésie française contemporaine. Du même coup, ils sont peut-être un peu moins fixés sur une classification qui sépare roman, poésie, théâtre, etc. Plus ouverts à un mélange des formes. Il se peut que je sois plus poète que romancière. Les deux derniers textes lus dont je me suis dit que d’une certaine manière « j’aurais pu les écrire » (en tout cas j’aurais aimé), c’est une nouvelle de Joyce Carol Oates (pourtant très loin de moi dans son extraordinaire amplitude), Premier amour. Un conte gothique. Et August, de l’allemande Christa Wolf.

Qu’est-ce qui a provoqué l’apparition d’un « je » dans vos textes, notamment à partir d’Au secours (1998) ?

A vrai dire, je n’en sais rien… Je me souviens que dans son cours sur le roman, Barthes disait que Proust avait pu commencer La Recherche à partir du moment où il avait « découvert une manière juste de dire « je ». Peut-être que jusqu‘à Au secours je n’avais pas accès au « je ». Qui ne représente d’ailleurs en rien une avancée ou un progrès. C’est juste une manière de se situer autrement. 

Votre propre biographie, fictionnée, a une grande place dans votre œuvre. L’enfance est-elle un moteur de votre écriture ?

Il se trouve que j’ai oublié mon enfance. Après la mort de ma mère lorsque j’avais douze ans, tout ou presque s’est effacé et n’est jamais revenu. D’où peut-être ma propension à imaginer. Il faut bien que je comble ces trous et ces blancs comme le dit ma si-chère-vieille-dame-auteur. En 1999, Jean-Pierre Richard qui avait écrit une étude sur mes premiers livres, avait dit qu’il y avait en eux « une ardente progression vers le passé » et cette formule m’avait beaucoup frappée. C’est très délicat, l’élément biographique, car à moins d’être une brute, on ne veut pas blesser les vivants. Maintenant qu’autour de moi, dans ma famille, tout le monde est mort : mère, père, sœurs, je peux y aller plus franchement. Non pas que j’aie des révélations terribles à faire sur eux, bien au contraire. Mais c’est une drôle de chose que de mêler à ses songes les songeries des siens. On s’empare de choses très intimes, très personnelles, qui normalement ne devraient pas vous appartenir, et on fait main basse sur tous ces trésors.

Les lieux également sont structurants, vous revisitez sans cesse les mêmes paysages. Certains correspondent-ils à des madeleines ?

Ce qui est certain, c’est que je suis une personne d’habitudes et de répétitions. Quand je suis dans ma maison d’Auvergne, dans le Cantal, ma région magique, celle que j’expose dans tous mes livres, je fais exactement les mêmes dix-huit promenades chaque été. Je fais les mêmes pas aux mêmes endroits, comme si je cherchais une aiguille égarée un jour dans une botte de foin. Ces promenades sont un des bonheurs majeurs de ma vie. J’ai une connaissance des touffes d’herbe, de toutes les couleurs et aspects des prés, des arbustes, des talus, qui vous étonnerait. Je connais ça aussi bien que certains livres.

La répétition d’une promenade et la connaissance très fine des lieux sont-elles une façon de vous inscrire dans le paysage, pour être vue comme certains de vos personnages dont l’activité consiste à observer le monde ?

Non, je crois que c’est le désir d’y être engloutie. A chaque fois, c’est comme si je regardais une dernière fois le monde, et donc je le fais avec acuité, avant d’être absorbée un jour sous terre.

Depuis Le Narrateur (2004), il vous arrive de faire du narrateur un personnage à part entière. Quelle place et fonction occupent vos narrateurs incarnés ?

C’est une compagnie, comme dirait Beckett. Quand j’ai écrit Le Narrateur, tout d’un coup, l’un d’eux a été là, complet en effet. C’était un homme d’une quarantaine d’années, un vrai personnage de fiction. Je ne me suis pas demandé d’où il sortait, c’était comme si je retrouvais un ami, quelqu’un que j’avais très bien connu et avec qui ma relation était familière et passionnante. Ce qui est drôle, c’est que sa présence persiste en moi, même entre deux livres, même quand je ne suis pas en train d’écrire une histoire. 

Tout un pan de votre œuvre (notamment Le Narrateur, Dialogue d’été, Voyage avec Vila-Matas et bien sûr Notre si chère vieille dame auteur) consiste en un jeu distancié avec les codes du récit que l’on pourrait qualifier de méta-littéraire et qui crée des textes aux allures de labyrinthes. Souhaiteriez-vous vous y perdre ?

Oh que non ! Mais je souhaite peut-être y danser. Vous savez que dans le labyrinthe crétois, avant l’histoire de Thésée et du Minotaure, on dansait une danse très particulière (je crois que c’est Homère qui raconte cela. A vérifier) qui symbolisait le combat pour la vie et l’immortalité. Durant cette danse dans le labyrinthe, la vie et la mort se croisaient et c’était la vie qui avait le dessus. Je pense que Vila-Matas est au courant de cela. Je pense que c’est ce qu’il fait lui aussi dans son labyrinthe. Comme d’ailleurs Kubrick dans Shining.

Vous évoquez ce moment où, tandis que vous prenez des notes entre deux livres, vous tombez nez-à-nez avec la certitude que vous commencez enfin un « roman à vous ». À quoi le reconnaissez-vous ?

Imaginez que vous êtes en train de marcher dans une rue, et soudain, vous tombez sur quelqu’un que vous connaissez très bien et que vous ne vous attendiez absolument pas à trouver dans cette rue. C’est un peu la même surprise. Un beau jour je suis traversée par une phrase ou une image entièrement construite, que je reconnais comme appartenant à mon monde. Et cela signale le début d’un roman. Parfois je fais erreur car les phrases et les images peuvent se déguiser. Je me mets à écrire et au bout de deux pages, cinq pages, dix pages, ça meurt. Mais parfois, ça tient le coup, ça se développe, ça continue à vivre, et cela signifie que je ne me suis pas trompée.

Quand et comment avez-vous appris à raconter une histoire autrement que du début à la fin ?

Peut-être lorsque j’ai lu vers quinze ans Les Nourritures terrestres et Paludes. Dans Paludes, j’adorais le moment où le narrateur lit l’histoire qu’il est en train d’écrire à son amie Angèle et son ami Hubert qui n’y comprennent rien, et où il n’en est pas découragé pour autant. Les Nourritures terrestres, avec ses injonctions répétées au lecteur d’écrire un livre qui n’a encore jamais été écrit, m’ont vraiment mis le pied à l’étrier. On pouvait donc écrire une histoire farfelue et terriblement ironique (Paludes) ou lyrique sur le ton d’un poème (les Nourritures), et on pouvait les prendre à bras le corps, par le milieu, sans souci de récit chronologique. C’est Gide qui m’a donné en premier cette liberté. Puis ensuite, vers dix-huit ans, les poètes surréalistes qui m’ont enseigné la confiance qu’on pouvait faire au rêve.

Un bon livre est-il un livre dont on ne sait pas ce qu’il raconte ?

On dirait une question du Sphinx. Et je répondrais : parfois. Le meilleur exemple est sans doute Bartleby. Mais le plus courant dans les (très) bons livres, c’est qu’on ne sait pas qui raconte. C’est une des choses qui m’a ensorcelée dans la littérature. Tout de suite, je pense à Mars par exemple, de Fritz Zorn. C’est un fantôme qui raconte. Pas celui de l’écrivain mort, non, un autre. Ou à mon cher Robert Walser. La première fois que je l’ai lu, je n’en croyais pas mes oreilles. Mais quel narrateur pouvait être à la fois aussi fou et aussi impitoyablement maître de ses récits ? Je pense que c’est son narrateur qui a tué Walser quand on l’a découvert mort dans la neige dans un pré. Et je pense qu’il savait, depuis le début, que son narrateur le tuerait.

D’un livre à l’autre vous changez complètement, comme pour vous défaire de l’influence du précédent : vous inventez une langue, vous passez au « je », vous retournez à la troisième personne, vous écrivez un roman dialogué, dans un autre vous pastichez un écrivain… Cherchez-vous à découvrir quelque chose de nouveau à chaque livre ?

Non, je cherche à découvrir, avec des tactiques et des instruments différents, la seule chose que je cherche et n’ai pas encore trouvée. Mais depuis quelque temps, j’ai le vague soupçon que cette idée d’un objet perdu est une illusion. Cela, c’est intéressant. Si je cesse de croire à l’objet perdu, je sais bien que je vais trouver une autre illusion pour écrire. Je suis très curieuse de l’illusion à venir. Que bien sûr je ne découvrirai qu’à son terme.

Pouvez-vous nous dire ce qui s’est joué avec Grande Tiqueté, dans lequel vous inventez une nouvelle langue ?

Cela faisait longtemps que j’avais envie d’inventer une langue. Je l’avais même fait vingt ans plus tôt en envoyant à Jacques Réda qui dirigeait alors la nrf, des poèmes dans une langue inventée. Mais ce n’était pas encore abouti, il n’avait pas été convaincu même si cela l’avait intéressé. Je me rappelle qu’on en avait longuement parlé, lui et moi. Et puis un jour, en 2013, suite à la mort de mon père, ça s’est déclenché. Cette langue inventée est arrivée entièrement construite et composée. Je ne savais trop que faire de cette étrange toupie que j’ai gardée des années avant de la publier en 2020, parce qu’alors j’ai eu l’idée de l’encadrer d’une introduction et d’une postface et qu’ainsi, il m’a semblé que le texte devenait visible.

Vous parlez souvent de votre routine d’écriture : une première phrase vous vient, puis, à partir d’elle, vous avancez progressivement dans le livre en train de s’écrire. Votre dernier livre, d’une structure très élaborée, s’est-il également présenté ainsi ?

Oui. C’est toujours la même histoire qui m’arrive… Mais ce qui est particulier à ce livre, c’est que je suis allée lentement pendant un bon moment. D’habitude, j’écris très vite. Là, il y avait des jours où je n’écrivais que trois phrases. J’avais tout le temps peur – au début – que ce que je raconte ne s’effondre soudain. J’ai été extrêmement prudente. J’y suis allée comme on passe à tous petits pas sur une couche de glace au cours d’une randonnée en montagne. Puis au bout d’un moment, (vingt pages, trente pages ? je ne sais plus), j’ai eu moins peur. Ça y était. Il fallait juste que je veille aux temps des verbes. J’ai toujours énormément de mal à savoir si quelque chose est au passé ou au présent, au présent ou au passé, parce que dans mon esprit, d’une certaine manière, tout est simultané. 

Comment vous est venu son titre ?

En écrivant. Dans le texte, j’ai d’abord écrit « vieille dame auteur », puis « si chère vieille dame auteur », puis « notre si chère vieille dame auteur » et c’est devenu comme un mantra. Le fait de répéter cette formule comme une formule magique me permettait d’avancer.

Qu’est-ce qui sépare votre dernier livre des premiers ?

Je suis moins entièrement envahie par l’imagination, je mêle davantage de bribes de souvenirs à l’imagination, je fais davantage de choix (aller dans telle direction plutôt que telle autre) mais peut-être parce que j’ai plus de choix, je ressens comme une conquête le fait de parvenir encore à imaginer alors qu’à mes débuts cela me semblait tout naturel. Sinon, je crois que je vois ce que je raconte, comme autrefois.

Même si vos personnages sont souvent en promenade, il y a toujours un lieu auquel ils n’échappent pas, que ce soit une île, un village, une maison… De manière plus abstraite dans Petite table, sois mise ! on passe du monde clos de l’enfance à celui isolé de la littérature. Dans Notre si chère vieille dame auteur, on est enfermé dans les arcanes de la fiction et de l’écriture. Que permet cette unité de lieu ?

De me concentrer sur autre chose : les mouvements des personnages, leurs souvenirs, leurs désirs. Le seul intérêt du lieu – la maison des Gouvernantes ou celle de Petite table, sois mise !, l’île d’Au secours, l’hôtel de La petite épée du cœur, la « route à grande circulation » d’ Eva Lone, le village de ma vieille dame auteur ou la lande de Grande tiqueté– c’est de susciter mon imagination. Au fond, votre question me fait réaliser que tout part du lieu imaginé, étroit comme une maison, pauvre comme une lande, circonscrit comme un îlot. Et que ce lieu fonctionne comme un départ de fusée.

Vos personnages font presque toujours face à une situation qui n’a pas d’exemple, un événement qui leur échappe et auquel ils doivent faire face : un manuscrit par bribes, deux amours simultanés, l’emprise d’un autre écrivain, la rencontre avec une figure effrayante… Après beaucoup d’agitation, ils sortent finalement du chaos en lui donnant une forme, un nom. On dirait que c’est ce mouvement-là qui vous intéresse. À quoi correspond-il ?

Quand vous dites « une situation qui n’a pas d’exemple », j’entends évidemment l’ouverture bouleversante des Confessions de Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple », qui signale simplement qu’il va se mettre à raconter, à sa manière, une histoire. Pour se la rendre présente à lui-même. Pour être aimé. Pour être compris. Pour être jugé. On écrit toujours devant un tribunal suprême, qui n’est pas tant composé de vos lecteurs contemporains que de vos morts et de tous les grands poètes que vous avez admirés. Je pense à Rousseau quand j’écris. A Kafka et à d’autres. Et je souhaite qu’ils m’approuvent. L’événement « qui vous échappe et auquel vous devez faire face », comme vous dites, c’est vivre. 

Vous mettez souvent en scène des écrivains en société, des entretiens d’écrivains, des événements littéraires. Considérez-vous que l’écrivain a un rôle social ?

Je le fais souvent ? Je ne crois pas… Il me semble que j’ai surtout fait cela dans mon roman, Voyage avec Vila-Matas, non ? Un rôle social ? Certainement pas. Le seul lieu légitime d’un écrivain c’est sa petite table de travail. Après, dans les « rencontres publiques », interviews et débats, il y a une chose vraiment émouvante, c’est cette question inquiète et insistante qui revient sans cesse chez les auditeurs ou animateurs à propos des romans : d’où ça sort ? Cette question de l’origine, je ne sais trop pourquoi, elle m’émeut.

Pourquoi n’aimez-vous pas dire « une écrivaine » ?

Que les autres le disent ne me gêne pas. La langue évolue, c’est ainsi. Mais en ce qui me concerne, je n’ai jamais eu l’impression que j’étais une femme écrivant, mais quelqu’un écrivant. Dans cette activité, je ne suis pas définie par mon genre. Je trouve d’ailleurs bizarre de vouloir se définir en toutes choses par son genre. Et puis, j’ai l’impression qu’il y a en moi bien autant de masculinité que de féminité.

Dans vos livres, semblent importer plus que tout la dérive et l’affranchissement des entraves aux désirs personnels, que ce soit la famille, le couple, ou toute autre norme. Selon vous, est-il important que la littérature transgresse ?

Tout dépend de ce qu’on appelle « transgression ». S’il s’agit de sortir un peu des clous, oui, c’est mieux. Sinon, je ne suis pas particulièrement consciente de cette liberté que vous évoquez. Mais peut-être est-ce parce qu’elle est chevillée à moi depuis très longtemps.  Si, très tôt, je n’ai voulu penser que par moi-même et ne suivre que mes désirs, je crois que c’était lié à une question de santé. Je sentais que je serais en bonne santé si je vivais ainsi.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui suscite votre propre désir de lecture ?

Je relis beaucoup, pour me plonger dans des champs qui m’ont rendue tellement heureuse. Dernièrement, des lettres de Voltaire à sa nièce, qui à première vue n’ont rien de passionnant, parce qu’il est en Prusse, elle à Paris, et que l’essentiel de ses lettres est pour lui demander de lui envoyer des caisses de livres et de vêtements. Mais il fait cela d’une manière ! A la Proust. Des compliments, des compliments, des compliments. Il l’aime, il l’adore, il parle de sa santé, de ses maladies, de sa mort prochaine. Puis il en vient au fait dans sa langue du XVIIIe si retorse, maligne, élégante. Il veut ses caisses. Il veut ses livres. Et de nouveau il est mourant, il l’adore, etc. J’aurais tellement aimé le connaître et bavarder avec lui. Je viens de tomber aussi, chez un bouquiniste, sur un livre merveilleux de Maïakovski, Ma découverte de l’Amérique, où il raconte sous forme de notes, de « choses vues », tout ce qu’il remarque lors de son voyage au Mexique et à New-York en 1925. Chez le même bouquiniste (Michel, du côté de L’Institut du monde arabe), j’ai acheté La langue sauvée d’Elias Canetti que je voulais lire depuis longtemps. Et Le docteur invraisemblable de Ramon Gomez de la Serna, parce que je n’ai encore jamais lu cet auteur espagnol et que j’adore ce titre.

Pouvez-vous parler de l’importance du mystère (la façon dont l’écriture d’un nouveau roman commence, la voix qui parle dans vos livres, ce que vos personnages recherchent…) pour vous et dans vos livres, dans la littérature en général ?

Je crois que c’est dans un texte de Pietro Citati que j’ai appris que Jane Austen disait qu’un roman raconte toujours un mystère. C’est une formule qui m’a frappée, comme tant d’autres, car vous remarquerez qu’au cours de ma vie, des formules (j’en ai déjà cité trois dans cet entretien) me frappent. A vrai dire, ce sont tout simplement des phrases, qui deviennent formules pour moi et s’inscrivent à jamais. J’oublie énormément de choses, mais il y a des phrases que j’ai entendues ou lues à quinze ans, à vingt ans, à trente ans, qui m’ont frappée et que je n’oublierai jamais. J’ai l’impression qu’elles sont comme des panneaux sur une route. Qu’elles m’ont indiqué la direction. Au fond, je pourrais en faire une liste et presque un livre.

Quand vous parlez de mystère, je pense aux Mystères d’Éleusis. J’aurais adoré être initiée. Vous vous rappelez l’histoire : Hadès enlève Perséphone en train de cueillir des fleurs dans une prairie (mon activité principale en Auvergne, l’été) pour l’épouser et en faire la reine des Enfers. La végétation cesse de croître et la mère de Perséphone, Déméter, arpente le monde à la recherche de sa fille disparue. Accueillie à Éleusis, elle révèle à ses hôtes ses mystères, « les beaux et augustes rites qu’on ne peut ni transgresser ni divulguer ». Puis elle retrouve sa fille (moi), mais ne réussit pas à la délivrer, « car ceux qui mangent la nourriture des morts ne peuvent retourner chez les vivants ». Zeus, qui est parfois assez conciliant, décide que Perséphone passera la moitié de l’année avec sa mère sur terre, et le reste de l’année aux Enfers. Tout cela, au fond, m’est assez familier.

Est-ce que cela a un rapport avec la joie, très présente dans votre œuvre, une joie qui confine à la cruauté, qui est souvent scandaleuse et presque toujours associée à l’écriture ?

Vous m’interrogiez tout à l’heure sur la transgression. Je crois qu’aujourd’hui, ce qui est vraiment transgressif, c’est la joie. Elle est étrange, ma joie, alors que j’ai subi de multiples deuils et de longues périodes difficiles avec des membres de ma famille qui allaient mal. Je ne suis pas exaltée comme William Blake – dont vous savez qu’avec sa femme, ils se retiraient au fond de leur jardin, nus, pour y chanter des hymnes -, mais d’une certaine manière, pas si loin. Votre question me fait penser à cette très belle phrase de l’Italienne Dolorès Prato dans son livre Brûlures, qui aurait pu être de Thérèse d’Avila : « J’étais en proie à cette joie puissante et indomptable qui de temps en temps s’emparait mystérieusement de moi, même pour rien ».