Fellini : Arcanes majeurs

Intervention au colloque Fellini (UBO/Université de Brest) 18/6/2021

A paraître aux éditions Roma Tre – Press (printemps 2022)

Quand je pense à Fellini, je pense à certaines images qui m’ont profondément marquée, qui en réalité sont des scènes mais m’apparaissent comme des images fixes, pareilles à celles d’un jeu de cartes divinatoire, une sorte de tarot où chaque lame est à examiner soigneusement. Parmi ces images qui sont autant d’arcanes majeurs, il y a (entre autres) :

  • L’arrivée du paquebot à la fin d’Amarcord.
  • L’énorme tête surgissant du canal dans Le Casanova.
  • La géante apparaissant sur la rive de la Tamise lorsque Casanova s’apprête, en grande tenue, à se suicider.
  • Et puis la danse finale de Casanova avec la poupée. Qui est probablement la carte la plus importante du jeu.

 Il y en a beaucoup d’autres bien sûr : la danse de la Saraghina sur la plage et la descente d’escalier des fantômes de Fellini dans Huit et demi, le défilé des papes dans Fellini Roma, l’oncle Teo perché dans l’arbre et criant « Je veux une femme ! » dans Amarcord, le Christ survolant Rome, transporté par hélicoptère, dans la Dolce Vita…

Et parmi les arcanes mineurs, il y a cette foule de visages grimaçants, peinturlurés, avec ces corps extravagants, trop gros, trop grands, trop petits, trop vieux, cabossés. Les incroyables visages de femmes, en particulier. Mais d’incroyables visages d’hommes, aussi. Tous ces visages et ces corps qui sont dans un émoi et une agitation perpétuelle, souvent érotiques, toujours dramatiques, et qui appartiennent évidemment aux Mystères religieux, probablement aux Mystères Dionysiaques. Mais je m’en tiendrai ici aux quatre premières images, celles qui m’ont le plus frappée.

D’ailleurs, pour moi, tout a commencé par une image, dans ma rencontre avec Fellini. Quand j’étais enfant, mon père étant professeur de latin, il y avait pas mal de livres sur Rome et l’Italie à la maison. Dans l’un de ces livres qui était une sorte d’album de photos et qui se trouvait sur le rayonnage le plus bas de la bibliothèque, donc à portée de main d’un enfant, il y avait une photo en noir et blanc qui m’impressionnait beaucoup. C’était celle d’une femme ou d’une petite fille, un peu anormale, me semblait-il, couchée dans un grand lit. Cette photo exerçait une grande attraction sur moi. De temps en temps, j’allais la regarder pour me faire peur et pour essayer de comprendre ce qu’elle disait. Je ne sais plus dans quel film de Fellini est cette image, je pense que c’est dans la Strada, mais je n’ai jamais voulu vérifier, jamais voulu revoir la Strada, parce que je voudrais que cette image (dont je parle d’ailleurs dans l’un de mes livres, Le.Mat) continue à infuser à moi.

Arrivée à Paris à dix-sept ans pour y faire mes études, j’ai vu, au Champo, le célèbre cinéma du Quartier latin, presque tous les films de Fellini jusqu’au Casanova. A vingt ans, j’ai rencontré par hasard dans les jardins de la villa Borghèse, à Rome, un vieil homme étrange et assez fascinant avec qui je me suis liée d’une longue amitié : le compositeur Giacinto Scelsi. Entre vingt et vingt-cinq ans, je suis allée souvent séjourner chez lui, via San Teodoro, entre le Campidoglio et le Forum. Je me suis alors beaucoup promenée seule dans Rome. J’avais l’impression d’être « chez Fellini ». Dans son œuvre mentale. Il me semblait que tous les gens que je croisais et rencontrais étaient ses personnages. Puis il y a eu une coïncidence comme dans tous les grands amours : entre vingt et vingt-cinq ans, j’ai aussi été très liée d’amitié, à Paris, avec l’acteur Alain Cuny. Il avait joué dans le Satyricon et La Dolce Vita : sans bien m’en rendre compte, j’étais donc devenue l’amie d’un personnage de Fellini.

Dix-huit, vingt ans, c’est l’âge, aussi, où j’ai découvert et été très marquée par l’œuvre de Kafka. Or, l’œuvre de Fellini a eu exactement le même impact sur moi que l’œuvre de Kafka. Au point que je peux dire aujourd’hui que Fellini et Kafka sont mes deux pères fondateurs, (même si l’un comme l’autre, comme beaucoup de grands artistes, ont été sans enfant – sinon que Fellini, comme on le sait, en a eu un qu’il a perdu très vite-).

Mais revenons aux images majeures :

  • L’arrivée du paquebot dans Amarcord,
  • La tête de la grande Mona surgissant du grand canal,
  • La géante psalmodiant dans la brume,
  • Et la danse de Casanova avec la poupée à la fin du

De ma vie, je n’oublierai ces images qui m’ont causé un véritable choc lorsque je les ai vues pour la première fois, à la fois fascinée, sidérée et incrédule comme devant une apparition de l’au-delà. A la fois absolument réjouie, et isolée comme dans une expérience avec le surnaturel. « Il n’y a pas de plus grande solitude que le souvenir d’un miracle », écrivait le poète Joseph Brodsky.

Les trois premières images : celle du paquebot d’Amarcord, celle de la tête surgissant du grand canal, et celle de la géante apparaissant sur la rive alors que Casanova pense à se suicider, sont des images d’apparition.

La quatrième, celle de la danse de Casanova avec la poupée, est une image interdite. Normalement, on n’a pas accès à ce genre d’image. On ne peut la voir, au mieux, qu’à la va-vite et à travers un trou de serrure, un interstice, au risque permanent d’être découvert et chassé. C’est plus qu’une scène originelle, c’est bien plus archaïque, défendu et secret que de voir ses parents faire l’amour, par exemple. Je pense que c’est une image de la mort. Et que toute l’œuvre, la vie, et le travail énorme de Fellini ont consisté à produire des images de ce genre, images auxquelles la majorité des artistes, même grands, n’arrive pas. Tout artiste veut produire des images comme cela. Tout artiste veut produire ces images-là. Lui, à qui les producteurs ne voulaient plus donner d’argent pour ses derniers films et qui en est mort, y parvenait.

Donald Sutherland disait que les cinq premières semaines de tournage du Casanova avaient été un enfer pour lui, mais il le disait sans méchanceté, en comprenant ce qui s’était passé. Pour accéder à certaines images, il faut probablement beaucoup détruire, beaucoup forcer, être impérieux, ne plus voir ses acteurs que comme des marionnettes, des figurines, les former, les déformer, les peinturlurer, les découper, les asservir. Comme Picasso quand il faisait des collages ou des sculptures avec des éléments d’objets trouvés. Picasso dont Fellini rêvait parfois qu’ils se rencontraient, nageant dans la mer contre des flots puissants. Et Fellini disait alors qu’il rêvait de Picasso comme d’un guide, lui enseignant la manière de bien nager. Exactement comme Dante avec Virgile dans La divine comédie.

Kafka disait quelque part et je n’ai jamais retrouvé où – mais ce doit être forcément dans son Journal ou ses lettres, car ce ne peut être Max Brod qui l’a rapporté, c’est une phrase écrite, pas une phrase prononcée oralement – : qu’il « attendait l’équipage ». C’est une formule qui à la fois glace les sangs et ravit, parce que malgré son obscurité, on comprend bien ce qu’elle signifie. Il s’agit d’un chariot-fantôme, venu de l’au-delà, et sans doute fait pour vous séduire à mort, c’est à dire vous séduire et vous emporter. En tout cas, il s’agit de LA rencontre, la plus terrible et la plus extraordinaire de votre vie. Bien supérieure en intensité et signification à celle de l’amour. Le paquebot qui arrive à la fin d’Amarcord, et qui d’ailleurs est un bateau fantôme, comme celui du Hollandais volant, c’est cela : c’est l’équipage. J’ai vu des cinéastes montrer des choses incroyables – Dreyer ou Bergman par exemple -, mais un cinéaste montrer « l’équipage », je n’ai jamais vu. Sauf Fellini.

Là, il faut que j’introduise quelque chose sur le moyen de Fellini pour faire surgir et apparaître les grandes images interdites. C’est, comme tout le monde le sait, la musique de Nino Rota. Sans la musique de Nino Rota, sans son amitié avec Nino Rota, s’il n’avait jamais rencontré Nino Rota, Fellini n’aurait pas été Fellini. Comme sans doute Kafka n’aurait jamais été Kafka sans Max Brod. Mais lui, Fellini, il avait quelque chose de très spécial que Kafka n’avait pas, c’est que non seulement il avait un ami dont il utilisait – avec son consentement – le génie, pour accéder à son œuvre, mais qu’il faisait aussi cela avec tout le monde. J’admire énormément sa manière, lorsqu’il commençait à concevoir un film, de convoquer des centaines de gens (c’est à dire, au fond, le monde entier) dont il inspectait le visage, le corps et les gestes, non pour déterminer si ces figurants ressemblaient à son projet – car le projet n’était alors qu’à l’état de désir -, mais pour « donner corps » à son projet. Cela me rappelle un enfant qui joue avec des figurines et choisit celles qui vont lui permettre de raconter une histoire. Mais après tout, peut-être que je me trompe, peut-être que Kafka, lui aussi, faisait cela avec toutes les figures croisées dans Prague…

Mais revenons à Nino Rota. Avec Nino Rota, cela va bien plus loin. Nino Rota, la musique de Nino Rota, est en réalité la clef qui ouvre la porte sur les grandes images interdites. Nino Rota tout seul n’aurait pas pu ouvrir la porte sur les grandes images, car les grandes images appartiennent à Fellini. Mais sans la musique de Nino Rota, ces grandes images seraient restées cachées. Fellini les aurait vues, mais il n’aurait pas pu les montrer. Je ne connais pas grand chose à la musique (même si j’ai été une amie de Giacinto Scelsi), mais je pense que la musique de Nino Rota lui était suggérée, voire, dictée, par la personne de Fellini, la présence de Fellini. La présence de Fellini déclenchait chez Nino Rota une musique, capable d’ouvrir la porte sur les grandes images interdites que Fellini arrivait à concevoir. Dans quantité de scènes, cela fonctionne parfaitement et même de manière ensorcelante, mais dans les très grandes scènes, autrement dit, celles des apparitions de l’au-delà, celles de la vie spirituelle la plus secrète habituellement, cela fonctionne comme un bélier forçant la porte d’un château-fort.

 Pour arriver à produire des images de l’au-delà, des images de ce qui se passe dans l’au-delà maintenant et de toute éternité, il a fallu à Fellini : son enfance catholique, les clowns, l’histoire de l’Italie, le sens aigu du dessin, le désir immense de la jouissance sexuelle, l’amour des visages et des expressions de visage, l’amitié pour la folie, le partage de la souffrance des plus pauvres, la cruauté de la distance, et d’autres éléments encore. C’est ainsi qu’il a pu dire que pour lui le temps ne passait pas, qu’il était immobile, que chaque jour était le même jour. Il était environné de figures tournoyant autour de lui et qu’il saisissait pour raconter une espèce d’histoire qui n’était pas vraiment une histoire, mais ce que Marcel enfant regardait, fasciné, dans sa chambre à Combray : un théâtre d’ombres. Il faut relier cela à sa manière, lorsqu’il dirigeait une scène, de parler sans cesse à l’acteur pendant que l’acteur jouait sa scène. J’ai lu qu’il ne regardait pas dans l’objectif mais parlait sans cesse à son acteur, ne le lâchant pas. Cela me fait penser à ces gens qui parlent à des gens dans le coma et ne cessent de leur parler pour les maintenir en vie.

Quand l’énorme tête couronnée et terrible de Vénus, pareille pourtant à celle de Méduse, surgit du grand canal de Venise, avec ses yeux écarquillés et perçants, sortant des flots, révélant ce qu’il y avait en dessous, révélant ce qui se passe en dessous ou au-delà (car l’en dessous et l’au-delà, c’est la même chose ; c’est le monde des ombres qu’Ulysse partit visiter au chant XI de l’Odyssée), il s’agit d’une apparition. Comme Fellini, le spectateur est alors en présence, pendant quelques secondes, d’une figure terrible qui l’interroge sur sa vie, lui indique son destin, lui révèle que oui, l’au-delà existe. Ce dont nous nous doutons bien, mais bêtement, nous réclamons toujours des preuves. Voir surgir de l’au-delà une figure (un peu comme Hamlet lorsqu’il rencontre son père, ou Don Juan, le convive de pierre), c’est à la fois un soulagement – enfin, on sait que tout n’est pas fini avec la mort -, un événement d’une exigence implacable – on ne va plus pouvoir faire comme si on était seul ou comme s’il était inutile de faire tous ces efforts -, et la source d’une immense mélancolie, car cela signifie que nos proches, nos parents, tous nos morts, sont donc là.

Au moment où Casanova, si épris de jouissance sexuelle – et comme on le comprend ! –, se retrouvant ruiné et syphilitique à Londres, décide de se suicider très élégamment après avoir invoqué Dante, l’Arioste, Le Tasse, et se jette dans la Tamise glacée dans un magnifique habit noir, quelque chose lui fait soudain lever la tête : le bruit d’un léger rire, puis la vision d’une mystérieuse, terrifiante et fascinante femme géante sur la rive. J’ai connu, dans la vraie vie, une femme qui allait mourir, et qui, quelques minutes avant sa mort, a dit à sa fille qui était là, auprès d’elle : il y a une très grande femme derrière toi. Comment Fellini savait-il ce qu’on voit lorsqu’on va mourir ? Avait-il entendu ce genre de témoignage que moi j’ai entendu ? Je ne sais pas. Mais ce dont je suis sûre, c’est qu’il le savait à force de travail, d’abandon, de cruauté, d’amour, d’imagination, d’observation, de désir, de peur, de savoir. Quand j’ai vu Le Casanovavers vingt ans, je ne savais quasiment rien de la mort, pourtant quand j’ai vu cette scène, j’ai su que Fellini savait quelque chose de la mort.

Et maintenant, je vais essayer de m’attaquer à la scène de la danse de Casanova (autrement dit : la vie) avec la poupée (autrement dit : la mort) qui est probablement la scène à laquelle toute l’œuvre de Fellini a travaillé à parvenir. Ce qui est d’ailleurs très émouvant dans le film, c’est la lenteur avec laquelle cette scène est préparée. Et puis, soudain, on voit, grâce à la musique de Nino Rota ouvrant la porte sur les images intérieures de Fellini, une scène qu’on ne devrait jamais voir sous peine d’être foudroyé : ce que c’est que danser avec la mort. Autrement dit : mourir. La la la, la… la, la, la…. C’est mécanique, envoûtant, hypnotisant. Et ce qui est extraordinaire, c’est que ça n’a pas l’air si horrible ni atroce que cela.

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En hommage à Fellini, ce début d’une nouvelle parue dans : Au cœur d’un été tout en or (Le Mercure de France, 2020).

 Comme un mouchoir de poche

 Par un matin de printemps, j’empruntai la via Margutta. Je me dirigeais vers un petit studio de doublage dont le siège se trouve dans l’une des vieilles cours qui séparent les flancs du Pincio de cette rue. A tout moment je m’attendais à croiser Fellini. Il était bien connu de tout Rome qu’à partir des premiers beaux jours, il sortait de chez lui faire une courte promenade dans les rues de son quartier entre neuf heures et neuf heures-trente. On le reconnaissait de loin à son écharpe qu’il ne quittait qu’en août. Il s’arrêtait pour prendre un café chez Giovanni, debout au comptoir. Les Romains lui souriaient, les touristes restaient baba devant son apparition, certains essayaient de le toucher pour voir (comment ?) si c’était bien lui, s’il était bien réel. Naturellement, quantité de jeunes acteurs et d’acteurs moins jeunes rôdaient dans les parages, espérant retenir son attention. L’un d’eux en particulier, Silvio Silvio que tout le métier connaissait, cet acteur tout petit d’un mètre cinquante à peine, cherchait sans cesse à se trouver face à Fellini, et, dit-on, comme si le mauvais sort se fût acharné sur lui, n’y parvenait jamais. Aussi, quiconque empruntait la via Margutta un matin d’avril à neuf heures-dix croisait à la fois Fellini et Silvio Silvio, mais jamais au même moment, jamais face à face. Il paraît qu’ensuite Silvio Silvio rentrait chez lui et pleurait jusqu’à midi (dixit sa femme), ce qui permit à Tullio Dartoli d’écrire ce merveilleux roman, Les larmes de Silvio, qui remporta le prix Stresa et fut vendu à deux-cent mille exemplaires en Italie. Le succès du livre fit espérer à Silvio Silvio que Fellini désirerait le rencontrer, il espéra même (dit-on) que celui-ci aurait envie d’adapter le roman si beau et au fond si fellinien de Tullio Dartoli, mais Fellini ne lui fit jamais signe (dit-on encore), comme si les vies de ces deux hommes si proches géographiquement et si proches aussi professionnellement (car Silvio Silvio était un excellent acteur ; ses films avec Nanni Duigi, Roberto Falli et Gianni De Gargi l’avaient prouvé) ne pouvaient ou ne devaient en aucun cas être mêlées (…)