Elles étaient trois garçons

Janvier 2021

Article d’Alix Tubman-Mary paru dans la revue Europe.

En 2012, Anne Serre avait frappé un grand coup avec Petite table, sois mise !, conte orgiaque d’une audace incroyable, paru chez Verdier, enfreignant les tabous les plus stricts de notre époque, peignant la naissance à l’écriture sous forme allégorique, comme une violente éviction hors d’un cocon familial où règnent sous toutes les formes, sans un mot de condamnation, l’inceste, la pédophilie et le libertinage. Car la petite enfance est une île où règne l’euphorie d’une sensualité permanente et d’un désir innocent, d’un contact charnel permanent entre tous les membres de la famille. Anne Serre donne le sens de son œuvre par une analogie : le Casanova de Fellini porte une petite brassière. Parce que, disait Fellini, provocateur par lassitude, « c’est ce que je portais pour faire l’amour quand j’étais petit ». Son Casanova est immature, éternellement frustré et prisonnier de la matrice utérine. Lorsque le monde de l’enfance se rompt brutalement, la solution lentement mise en œuvre par la narratrice, par delà l’adolescence, est d’entrer dans un autre monde clos et fascinant, celui de la langue et de la littérature, monde qui souvent se dérobe.

Dans la ligne de cet ouvrage inclassable, et alors que son œuvre est en bonne voie de s’imposer en traduction outre-manche et outre-atlantique[1], Anne Serre poursuit sa route avec assurance, publiant coup sur coup, en 2020, l’impressionnant Grande tiqueté, paru chez Champ Vallon dans une langue inventée « dont la clarté nous éblouit »[2] et qui produit un effet jubilatoire, et Au cœur d’un été tout en or, au Mercure de France, qui remporte en mai dernier le prix Goncourt de la nouvelle, avec un portrait de l’artiste en jeune femme, réparti en trente-trois miniatures explorant en trois à cinq pages le potentiel d’un incipit emprunté la plupart du temps à des ouvrages de sa bibliothèque, développant chaque fois une situation narrative dont le traitement limpide et parfaitement maîtrisé n’enlève rien, au contraire, à une certaine perversité, ni au caractère ludique de la relation avec le lecteur. Nous sommes ici au plus loin du pacte autobiographique, et gare au critique naïf qui prendrait le texte au premier degré ! Depuis longtemps, Anne Serre cultive le piège particulièrement retors évoqué dans Le Maître de Ballantrae : « un homme raconte à son ennemi un prétendu rêve pour le conduire à la mort. C’est le crime parfait. Il a découvert un puits au garde-fou instable dans une maison en ruine. Il raconte à son ennemi qu’il a rêvé d’une maison et d’un puits. Peu après, il l’emmène en promenade près de la maison. Il feint alors d’être terrifié par la matérialisation de son rêve. L’autre évidemment fasciné se rend droit au puits, s’appuie sur le garde-fou. » Cette situation qu’elle évoque dans ses carnets en 2001 doit nous mettre en garde : ne croyons pas plus chez Anne Serre aux pseudo-rêves qu’aux pseudo-souvenirs autobiographiques. L’autoportrait n’est pas l’autobiographie. Ne nous appuyons pas sur les garde-fous.

 Dans Grande tiqueté, ils étaient trois garçons, comme dans la chanson, après avoir été, dans Petite table, sois mise !, ou ailleurs, trois filles, comme dans tant de contes, de Cendrillon à La Petite sirène. Non, ces filles ne sont pas trois folles conspiratrices vivant dans les sous-sols parisiens, comme dans cette pièce tardive de Giraudoux, La Folle de Chaillot, qu’Anne Serre n’aime guère, et qui séduisait son père, mais la folie rôde dans bien des nouvelles, empruntant tantôt la forme du récit de rêve, tantôt celle du vrai ou faux souvenir autobiographique, tantôt celle du fantastique. Hommes ou femmes, souvent par trois, ils vont de par le monde et l’un d’eux a la particularité de conter l’histoire des autres et la sienne. Plus souvent Narrateur que Narratrice, androgyne, imprévisible au commun des mortels, naïf, pénétrant, et un peu cruel, il met en scène ceux que le destin met sur sa route, et s’entretient avec son lecteur de sa fascination pour la littérature. On comprend que ce conte picaresque permet un retour vers les origines – « Borteau me faisait peur avec ses rines calantes et son effroyable initée » –, qui pourrait bien, écrit Anne Serre, être « de l’ordre de la conjuration et de l’exorcisme ».

Il y a aussi ici ou là dans les livres de la romancière une mère, disparue et retrouvée, semblable et différente de l’image qu’on s’en fait, et qui pourrait revenir dans une vie nouvelle, ou habiter une île perdue au milieu d’un lac, entourée de sa surface miroitante. L’Île des morts de Böcklin, citée ici ou là ? La nouvelle éponyme du recueil qui nous occupe, « Ma chemise Tolstoï »,  (éponyme non par son titre, mais par sa phrase d’incipit qui cite Lewis Carroll : « Au cœur d’un été tout en or nous glissons lentement sur l’onde »), est caractéristique de l’art d’Anne Serre, entre séduction et malaise, entre légèreté et mélancolie,rappelant l’image d’Alice nageant dans l’étang de ses larmes (the pool of tears) au milieu des animaux familiers et bizarres qu’on rencontre au fil de la narration. Le livre, plein d’humour et d’auto-ironie, fait un peu peur parce qu’on sent qu’il touche parfois à des situations pathétiques, et exprime une profonde altérité, tout en choisissant le mode de la fantaisie et de l’humour. L’atmosphère singulière, et morbide à peine, fait partie du charme. Cet « été tout en or » est sous le signe de l’ambiguïté. Les choses inconnues venues de l’enfance affleurent à la surface miroitante, mais restent plongées dans l’eau noire (« noire et froide », comme la flache rimbaldienne, ou « noire et tiède », comme la matrice utérine ? Oui, « dans l’eau noire et fruitée où glissandaient des rostes aux vainquoires amères », disaient les guéridans de Grande tiqueté)

Il y a enfin un père lettré et amateur passionné de théâtre, veuf inconsolable, qui pourrait bien être pour ses enfants à la fois une figure castratrice suscitant haine et désir de meurtre, et l’indéfectible admirateur de ses filles, et en particulier de la vocation littéraire de l’une d’entre elles. Mais l’attachement au père, et qui s’exprime avec une retenue bouleversante dans la préface de Grande tiqueté, n’empêche pas l’extrême liberté de la prose d’Anne Serre. Son Narrateur est mû, on le sent, par un désir de vivre que rien ne pourra arrêter, et qui ira droit devant lui, comme le soldat d’Andersen d’un de ses incipit, jusqu’au triomphe de ses passions, au prix du meurtre (symbolique).

Tel est, constamment renouvelé dans sa mise en scène et son registre, le répertoire de personnages qu’on retrouve dans les livres d’Anne Serre, mêlés, sur un mode étrangement allègre, à des figurants qui traversent son univers de manière fugace. On pourrait reprendre à leur propos l’observation saisissante de Walter Benjamin pour caractériser les personnages de Robert Walser – avec Kafka, la référence principale de cette inlassable lectrice : « « Ils viennent de la folie et de nulle part ailleurs. Ils sont de ceux qui ont surmonté la folie et, pour cette raison, font peur par leur superficialité déchirante, tout à fait inhumaine et imperturbable. Pour désigner d’un mot ce qu’ils ont de charmant et d’inquiétant, on peut dire qu’ils sont tous guéris ».

La critique française a souvent eu du mal à caractériser le travail d’Anne Serre et la nature de son art. Sans doute faudrait-il chercher à résoudre cette gêne en évoquant l’attirance qu’exercent sur elle des milieux artistiques et des univers étrangers très éloignés des problématiques qui dominent le champ littéraire en France. La fantaisie et le nonsenseanglais, le grotesque fellinien, l’expressionnisme cru et violent de certaines écritures masculines ou féminines d’Autriche ou d’Europe centrale rejoignent dans sa sensibilité et son écriture un non-conformisme radical, sans concession vis-à-vis des stéréotypes du moment. Féministe, elle l’est sans doute, et insurgée contre la domination masculine, mais sans allégeance à une idéologie ni penchant pour ce qu’on appelle l’emploi « inclusif » de la langue. Les gouvernantes de son premier roman, réjouissantes ménades qui partent à la chasse à l’homme, cèdent la place à d’autres personnages marqués par l’ambiguïté sexuelle. Comme son amie Paula Rego, artiste plasticienne portugaise, Anne Serre peut faire surgir un univers très original, dur, énigmatique, d’une grande puissance, où règne l’inversion des valeurs et des formes.

 Anne Serre : Grande tiqueté, Champ Vallon, 2020 ; Au cœur d’un été tout en or, Mercure de France, 2020 (prix Goncourt de la nouvell

 [1] A l’initiative du remarquable traducteur d’Anne Serre, son ami Mark Hutchinson, Petite table, sois mise ! a été recueillie avec deux autres textes sur la vocation littéraire, entre nouvelle, parabole et roman : Le.Mat et Le.Narrateur,  l’ensemble étant publié sous le titre  The Fool and other moral tales, paru en 2019, un an après The Governesses, en 2018, qui avait été célébré dans le New York Times comme un texte magistral : The Governesses, New Directions, 2018 (USA) et Les Fugitives, 2019 (UK); The Fool and other moral tales, New Directions, 1919. 

[2] Feuilleton littéraire de Camille Laurens, Le Monde.fr,‎ 8 janvier 2020.