La perte d’un monde entier
Septembre 2025
Newsletter de l’éditeur allemand, Heinrich von Berenberg, parue (en allemand) sur le site de Berenberg Verlag, à l’occasion de la parution de Einer reist mit (Voyage avec Vila-Matas).
Il y a une douzaine d’années – je ne me souviens plus exactement – j’ai reçu un petit livre jaune, publié par l’éditeur français Verdier. L’auteure en était Anne Serre, et le livre portait le titre mystérieux : Petite table, sois mise ! J’ai commencé à le lire et je suis entré dans une sorte de transe. Était-ce un rêve qui se déroulait ? Une narratrice, à la première personne, avec une gaieté à la fois légère et troublante, racontait son enfance dans une maison où sa mère, assise nue près de la fenêtre, se brossait le pubis lorsqu’elle n’attendait pas le médecin de famille qui, entre deux rendez-vous, l’examinait sur ou sous une immense table à manger lisse comme un miroir. Son père sortait en vêtements féminins lorsqu’il n’était pas dans son bureau avec diverses maîtresses ou l’une de ses filles. Trois enfants participaient aux événements et se montraient aussi habiles à gérer le regard inquisiteur des voisins qu’à se confronter aux différents travailleurs sociaux appelés pour enquêter sur lesactivités suspectes de la maison, qu’ils trompaient et séduisaient. Vers la fin du récit, on pouvait observer la narratrice à travers la vitre d’une voiture. Allongée sur son siège, elle attendait qu’un jeune homme qu’elle avait séduit la laisse tranquille. Au loin, elle apercevait les flèches d’une cathédrale émergeant de la brume derrière les champs, et un désir d’autre chose s’éveillait en elle. Dès lors, tout basculait.
Mais ceci n’est que la première partie de ce court roman. La seconde partie poursuit le récit du point de vue de la narratrice qui a grandi. Le thème central en est la vie après la mort : la mort de l’enfance, la mort de ses parents, la perte d’une conscience façonnée par les événements inimaginables qui se sont déroulés dans sa maison d’enfance – en somme, la perte d’un monde entier. C’est le récit d’une blessure intérieure irréparable, écrit sur un ton presque serein qui, à l’instar de la relation desévénements monstrueux de la première partie, montre une conscience de soi étrangement onirique, nullement vulnérable, même si la souffrance sous-jacente dans les récits de voyages incessants à travers les paysages du sud de l’Europe est parfois si déchirante que j’ai dû m’interrompre à plusieurs reprises. C’est un effondrement intérieur silencieux qui se déploie, impliquant de nombreuses personnes que la narratrice rencontre au cours de son périple. Finalement, cependant, une renaissance réconfortante et partagée se produit pour les sœurs : l’une est mariée et a un enfant, la narratrice la retrouve et fait alliance avec elle. Rarement un lecteur devient, comme ici, témoin d’une tragédie familiale qui semble receler une forme de rédemption. Et sur le tout plane la brume lumineuse propre à ce court roman onirique.
C’était et c’est encore une œuvre littéraire française exceptionnelle. Je l’ai traduite moi-même l’année dernière. Plus j’y travaillais, plus l’ouvrage me paraissait impressionnant, bouleversant, extraordinaire. La première fois, j’avais lu la première partie les cheveux si dressés que j’en avais presque oublié la seconde, si sensible, puis plongeant encore plus profondément dans l’abîme de la culpabilité et la lente reconquête de la liberté intérieure.
A l’époque de ma première lecture, au lieu de traduire aussitôt ce mince volume, je l’avais envoyé à un collègue renommé qui l’avait rejeté, jugeant qu’il valait mieux le laisser de côté. Médusé, j’avais obéi. Et les choses en restèrent là. Une traduction anglaise fut alors publiée sansprovoquer de scandale par l’éditeur new-yorkais New Directions, scandale qui avait également été épargné à l’auteur en France, où le livre avait fait l’objet de débats publics – moins sur son contenu potentiellement scandaleux que sur satrès grande qualité littéraire. Les critiques avaient été plus que respectueuses.
Le premier livre d‘Anne Serre publié chez nous, aux éditions Berenberg, parut des années plus tard. Ce délai était-il dû au choc de ma lecturede Petite table, sois mise ! ? A l’influence de ceux qui auraient dû être plus avisés ? Quoi qu’il en soit, en 2022, nous avons fait paraître en traduction allemande : Au cœur d’un été tout en or. Une autobiographie romancée ? (33 nouvelles, totalisant seulement 116 pages). Peut-être. En tout cas, le voile délicat perçu dans Petite table, sois mise ! y apparaissait à nouveau. On y lit et observe les jeux énigmatiques des personnages, dont les principaux sont des femmes – encore des mères, des sœurs – dont la garde-robe, ou plutôt le déguisement, ainsi que l’atmosphère envoûtante qui suggère un malaise érotique, jouent un rôle central. Même dans ce livre, la biographie secrète d’une famille se laisse percevoir, un soupçon de blessure et de trouble, et en ce sens, ce mince volume, orné d’une couverture particulièrement belle signée par notre graphiste Antje Haack, était et reste très proche du roman qui m’avait tant bouleversé. Autre caractéristique de cette auteure, et marque de fabrique de son style : une plume légère, élégante et d’une franchise toujours étonnante. Il convient de rappeler qu’Anne Serre a reçu le prix Goncourt de la Nouvelle pour ce roman.
Un an plus tard, nous faisions paraître en traduction allemande, Les Gouvernantes, son premier roman, qui l’avait propulsée sur la scènelittéraire en France au début des années 1990. Quatre-vingt-douze pages (traduites, comme son premier ouvrage, avec sensibilité, légèreté et fidélité à l’original par Patricia Klobusiczky), qui, tout en se conformant aux conventions du marché du livre pour être qualifiées de roman, sont en réalité bien différentes. Mais de quoi s’agit-il donc ? D’un récit enchanteur mettant en scène trois femmes, prisonnières d’un parc luxuriant entourant un manoir et sa famille, où, vêtues de leurs robes vaporeuses, elles flottent au gré du vent, à la recherche des jeunes hommes qui se pressent au portail. Gare à celuiqui oserait pénétrer dans ce havre de paix. Là aussi, Antje Haack a trouvé une couverture parfaite et, avec notre imprimeuse Beate Zimmermanns, a créé un petit livre merveilleux, à la typographie également remarquable.
Et un événement remarquable s’est produit. Certes, les critiques furent élogieuses, mais la véritable réaction s’est manifestée sur les réseaux sociaux, souvent décriés, et parmi les nombreux Bookstagrammeurs à qui nous avions envoyé le livre. Nous avons constaté cet engouement de visu lors d’une tournée de lectures que l’auteure a effectuée avec sa traductrice, en novembre 2023, à travers une dizaine de villes allemandes.
Lors de cette tournée, à Berlin j’ai rencontré Anne Serre et, comme j’aime le faire en pareilles occasions, je lui ai fait découvrir un peu la ville, ce qu’elle a poliment accepté. Elle était captivée par tous les extérieurs : les bâtiments, l’architecture, les avenues, la verdure. Ce que l’on pouvait dire des aspects historiques et politiques de la ville — et la capitale n’en manque pas — semblait peu intéresser cette élégante Française. Elle a poliment éludé toutes les questions concernant l’actualité politique française. Elle ne semblait s’intéresser que de loin à ce qui se passait dans la monarchie constitutionnelle de Macron. Certainement pas au tollé international qui avait tant retenti à l’automne 2023. Elle disait vivre principalement chez elle à Paris, à écrire, comme elle le faisait l’été dans la maison de campagne familiale, un héritage précieux, loin de tout, où elle invitait les amis de passage et où, les jours de pluie, on pouvait assembler un puzzle de 500 pièces inspiré des bandes dessinées de Tintin d’Hergé.
Le soir de sa venue à Berlin, cette femme à l’esprit libre se présenta pour une rencontre publique au Salon Rouge de la Volksbühne. Il pleuvait des cordes. J’avais pris un taxi, dont je suis descendu devant la colonnade de la Volksbühne, pour être trempé jusqu’aux os en quelques pas jusqu’à l’entrée. Qui oserait sortir de chez soi par un temps pareil pour aller à une lecture avec Anne Serre ? me suis-je demandé. L’auditorium était plein à craquer, et le public n’appartenait pas à la cible habituelle de cette maison d’édition, les plus de soixante ans, mais était presque exclusivement composé de jeunes gens qui écoutèrent passionnément la conversation entre l’auteure et la traductrice jusqu’à la toute fin.
J’avais, une fois de plus, l’impression de rêver, ou d’être plongé dans l’une de ces histoires ironiques qu’Anne Serre écrit, des histoires qui défient les probabilités. Ce soir-là encore, elle a parlé exclusivement de littérature. De ce qu’elle fait dans ses livres, et de ce qui est important pour elle. Aucune tentative de persuasion visant à convaincre le lecteur d’un thème présenté en fanfare. Une telle chose semble totalement étrangère à cette auteure, et l’affirmation selon laquelle la littérature est politique ou devrait l’être, ne susciterait probablement même pas un hochement de tête perplexe de sa part.
Cela n’a rien à voir avec l’art pour l’art. Parmi les éléments ludiques par lesquels Anne Serre brouille sans cesse les frontières de son identité dans ses livres – ce qui entraîne le lecteur dans un monde où les lois des relations sociales n’ont plus cours –, on pourrait parfois oublier que, dans son univers esthétique, la tragédie joue un rôle important, quoique subtilement dissimulé.Même dans « la table magique », un drame familial se cache sous la surface incestueuse. Dans son troisième livre récemment paru chez nous, Einer Reist mit (Voyage avec Vila-Matas, en français), ce drame est relégué au second plan, sous le couvert d’un récit de voyage principalement consacré à la littérature. Mais même là, les prémices sont indéniables.
Alors, qu’est–ce que ce nouveau livre, au juste ? Un simple récit d’un voyage en TGV pour un festival littéraire ? Une énigme littéraire ? Un autre drame familial ? Un jeu avec des héros et héroïnes de la littérature ? Entre fiction et réalité ? Faut-il vraiment tout expliquer à nouveau ? Absolument pas ! Cette auteure restera toujours une énigme, et c’est merveilleux. Mais quiconque souhaite la connaître, ne serait-ce qu’un peu, dans son intimité littéraire et biographique, trouvera tout dans ce nouveau petit chef-d’œuvre, habilement dissimulé et délicieusement voilé. Mères, pères, sœurs, la mort et la vie, sans oublier une profusion d’éléments issus de cette littérature qui nous enveloppe comme un voile, nous guidant fermement sans que nous sachions jamais exactement vers où. Et pourquoi le saurions-nous ?
Lisez-la !
Heinrich von Berenberg