Le jars et le daim
2 juin 2018
Lecture dans le jardin du Petit Palais (Paris), d’un texte commandé par la MEL (Maison des Ecrivains et de la Littérature), dans le cadre de la manifestation : « Lire au jardin ».
Un jars et un daim s’aimaient d’amour tendre. Mais comment s’y prendre, quand on est si différents.
Le jars allait son chemin, dodu, ventru. Son rôle était de veiller sur les oies, et pas seulement de veiller sur elles mais de s’accoupler avec certaines d’entre elles, assez régulièrement.
Il le faisait, car il avait un certain sens du devoir et de ses responsabilités, mais il le faisait sans enthousiasme. Il n’aimait pas les oies. Il les trouvait souvent sottes, bavardes, et puis elles passaient leur temps à ce jeu démodé, ridicule, « le jeu de l’oie », qui les faisait glousser et s’exciter sans arrêt au prétexte qu’elles pouvaient sauter huit cases, devaient retourner six cases en arrière, ou végéter en prison jusqu’à ce qu’une autre oie vienne les délivrer.
En matière de jeu de société, le jars préférait de loin « les petits chevaux », les puzzles, voire le scrabble où il était assez fort, mais « le jeu de l’oie » le déprimait atrocement. Après une partie de « jeu de l’oie », il avait envie de se jeter par la fenêtre, autrement dit par la petite ouverture assez sale de l’espèce de poulailler où on l’enfermait la nuit. Qui, à la place du jars, n’aurait pas eu envie d’en finir de la sorte ?
Dans les bois voisins vivait un daim, qui, par extraordinaire, éprouvait peu ou prou des sentiments semblables à ceux du jars. Sa situation était moins dramatique dans la mesure où, en ce qui le concernait, il passait le plus clair de son temps entre daims mâles et célibataires. Mais quand venait cette foutue saison du brame, fin octobre début novembre, et que le jeu consistait, pour séduire les femelles, à se battre avec ses congénères, à pisser sur un certain périmètre de façon à « marquer son territoire », à frotter ses bois de manière assez impudique contre les troncs d’arbres en faisant entendre un cri guttural censé émoustiller les daines, il avait franchement honte. La question de se jeter par la fenêtre n’entrait pas en ligne de compte pour lui, puisque son habitat naturel était, comme on le sait, dépourvu de fenêtres. Mais il nourrissait d’autres pensées guère plus joyeuses, comme de se laisser tuer dans un combat par un autre daim, se jeter dans un ravin ou feindre de glisser dans un torrent.
Nous voilà donc assistant à la grande misère du monde : deux êtres, par ailleurs bourrés de qualités – on y reviendra – sont contraints par le destin de vivre dans un certain environnement et, surtout, de pratiquer des gestes, d’avoir des comportements, qui non seulement leur déplaisent mais les plongent dans une sorte d’épaisse tristesse archaïque – qu’on appellera le désespoir -, sans que s’ouvre à eux la moindre possibilité de vivre autrement. Je sais bien ce que diront les beaux parleurs, les forts en thème, tous ceux qui croient que la liberté n’est qu’une question de volonté (les sots !). Ils diront : mais que le jars et le daim quittent leur communauté ! Allez, un peu de courage, qu’ils osent la transgression ! Je me permettrai alors de vous faire remarquer que s’ils sont malheureux, ils n’en sont pas pour autant inconséquents et stupides. Imaginez plutôt le jars sortant de la basse-cour. Très bien. Poursuivant son chemin sur une route inconnue. Très bien encore, il en est capable, il a des ressources. Mais à moins de risquer une solitude totale, où ira-t-il ? Dans l’exploitation voisine où il retrouvera des oies et aura à accomplir, sous peine d’être considéré avec le plus grand dédain, les mêmes gestes, les mêmes actes ? Grimper sur une oie, lui retrousser les plumes, s’enfiler dans son cloaque – c’est ainsi que cela s’appelle, j’ai vérifié sur Google – où son sexe, pareil à un tire-bouchon paraît-il, doit opérer une petite torsion de côté pour arriver à bon port et féconder les œufs ? Misère, misère, misère. A cette seule perspective le jars rougit, transpire, et jette de tous côtés des yeux égarés et suppliants : qui le délivrera de son sort ?
Quant au daim, plus véloce me direz-vous, plus prompt à dégager, plus capable de faire des kilomètres à cause de sa capacité de faire des bonds de sept mètres en longueur et de deux mètres en hauteur, où ira-t-il, le cher et pauvre jeune homme gracieux, si semblable à un chevalier, le daim aux fesses marquées d’un écusson blanc, aux grands bois plats et palmés appelés « palmures » ? Dans le bois voisin ? Très bien. Dans les clairières qui s’ouvrent à ses bonds ? Parfait. Seul ? Ce n’est pas un problème car les daims sont souvent solitaires avant le satané brame de fin octobre début novembre. Mais avec quel projet ? Quel plan sur la comète ? Connaissez-vous un être au monde qui ne désire que vivre seul, à tout jamais seul ? Non, chacun souhaite un minimum de société, et si l’amour n’est pas au rendez-vous, au moins des amitiés, des échanges, des dialogues.
Mon projet, depuis le début de cette histoire, vous l’aurez compris, c’est de faire se rencontrer et s’unir le jars et le daim, de façon à former un nouveau couple, un couple qui jusqu’ici n’eut point d’exemple, et dont le nom, une fois cette union consacrée, serait : jardin. Je vais y arriver. Ce n’est pas facile mais je vais y arriver car rien ne m’émeut comme la solitude d’un jars digne et ventru, ses pieds palmés suscitent en moi une tendresse extraordinaire, son petit air résolu aussi. Ah, jars ! Jars ! Quel joli nom si bref et si ouvert est le tien ! Quant à mes sentiments envers le daim, ils sont semblables bien entendu. Comment ne pas aimer, et cette fois avec révérence, cette merveilleuse élégance sauvage, cette fausse timidité, ce mordoré du pelage, et je laisse de côté, pour éviter les clichés, mon admiration pour les bois plats et palmés, cette insolente couronne lourde de quatre à sept kilos, haute de cinquante à quatre-vingt-dix centimètres, qui tombe au printemps et laisse le daim nu, nouveau, plus léger, jusqu’à ce que tout recommence.
J’imagine des rencontres : le jars sortant de son enclos, montant dans un pré, direction le bois. Le daim sortant de sa forêt, profitant de l’inattention de ses congénères, usant avec souplesse de la teinte de son pelage se confondant avec celle des troncs, pour s’éclipser, se glisser, s’enfuir. Le daim descendant dans le pré, le jars y montant, et à leur grande surprise, se trouvant nez à nez, se flairant, avec une sorte de hauteur aristocratique pour le daim, de discrétion attentive pour le jars, puis leurs regards se rencontrant, l’amour naissant, l’extraordinaire coup de foudre dont pourtant ni l’un ni l’autre n’ont jamais entendu parler, ce trouble à ressentir une chose pareille, une chose à laquelle on ne sait tout d’abord donner de nom, le bonheur qu’ils ressentent, enfin ! du bonheur pour la première fois ! leur embarras, leur pudeur devant l’événement.
Mais il nous faut un jardin. Un texte sur le jardin, m’a demandé La Maison des Ecrivains et de la Littérature. Et comme j’honore toujours les commandes qu’on m’a faites et que j’ai acceptées, je vais réussir à les marier ces deux-là ! A faire entrer mon jars et mon daim dans une sorte d’Eden qui est le lieu de l’amour, en tout cas au moment de la rencontre. Ils se flairent. Qui va pénétrer l’autre ? Là est ma question, car d’un point de vue technique ce n’est pas facile. Le jars va-t-il voleter sur le fessier à écusson blanc du daim ? C’est une assez belle image mais qui me paraît trop semblable à celle d’un dessin animé. Je fais redescendre le jars. Le daim va-t-il s’accroupir, s’aplatir, et pénétrer le jars, pour dire les choses élégamment ? L’image me plaît davantage parce qu’elle est assez difficile à concevoir. Bref, ils y arrivent, parce que lorsqu’on s’aime, on y arrive, quels que soient les obstacles qui se présentent.
Pendant leur plaisir, je détourne les yeux. Regarder l’amour : je ne mange pas de ce pain-là. Je laisse cela à Dieu seul. Mais lorsqu’ils ont fini, c’est à dire après avoir perçu certains gémissements de bonheur malgré mes mains posées sur mes oreilles, et leur avoir laissé le temps du repos post coïtum, je me tourne à nouveau vers eux pour les contempler. Et là, c’est fait. Ils se sont unis. Jars et daim constituent désormais un jardin.